Délier, disjoindre, bondir
Trois verbes pour Kafka
Mai 2024
Toutes les réponses doivent être créées, n’est-ce pas, ou est-ce que je me trompe, créées de manière à éviter d’y retrouver le fameux plan égaré, le plan perdu des sites d’enfouissement?
Spectral, perpétuel
L’intensité pensive de son visage revenant dans la nuit de nos proses. Ce qui suit est une obsession et un point de départ culminant dans l’incertitude. « Je dois me rappeler Kafka », « ne pas oublier Kafka », « encore Kafka » : je lis ces petits mots en feuilletant mes carnets où je recopie, au fil du temps et de façon inégale, je dirais même compendieusement, des passages des livres que j’affectionne. Kafka, Kafka, je prononce et répète ce nom à haute voix, tentant de l’invoquer par les mots et par-devers moi; Franz de son prénom, probablement habillé en complet, bureaucrate svelte de Prague voyageant en Amérique, à Montréal.
Malgré sa canonisation massive et l’empilement des exégèses, la force de son écriture, si compacte et renversante, si lumineuse et énigmatique, rend son effet de vérité toujours intact. Plus nous les lisons, plus nous comprenons que la fragmentation initiale de ses écrits (que l’édition postérieure s’efforcera de rassembler en une comète cohérente, malgré ses éboulis) est l’une des raisons de la persistance de ce nom à travers l’histoire, Franz Kafka. C’est-à-dire que la vitesse de ses blocs de proses, leur littéralité soudée à leur caractère allégorique, leur immensité concentrée à l’échelle d’un paragraphe, donnent à la lecture l’impression première d’être face à un texte sans âge, bouche d’ombre qui ne saurait s’épuiser dans l’interprétation. Ses phrases sont des failles sur lesquelles la psyché, butant, doit revenir sans cesse pour calmer et reconduire leur hantise. C’est trop grand pour nous et c’est à la fois si petit. Nous ne saurions dire si la doxa moderne de la fragmentation, comme le dit Pascal Quignard, en est en partie et involontairement issue :
Les idées communes concernant le fragment, mille bouches les portent : […] dénué de centre, c’est-à-dire errant ; individuel, c’est-à-dire pluriel ; carence d’unification, c’est-à-dire absence d’œuvre ; non totalité, non sens, non système… Or, toutes ces attributions qui passent pour avantageuses sont sur-le-champ vivement contredites par l’espoir d’une forme avant tout ivre d’autarcie absolue
Pluriel, sans œuvre, errant : peut-être que nous aimons cela, que nous trouvons un caractère subversif, mais nous désirons après tout l’œuvre close, finie, signée, éditée, même – et surtout – si sa substance est fragmentaire. Kafka, lui, était proto-subversif. Les ondes de choc de son œuvre sont si larges qu’il est presque impossible de ne pas en réclamer l’héritage, réel ou fantasmé. Même les auteurs de monologues torrentiels, tels que Laszlo Krasznahorkai, Marie-Claire Blais ou Thomas Bernhard, écrivent pour se protéger de l’inachèvement, pour dire la continuité de la parole, et pour convaincre, tout en sachant que derrière leurs constructions en forme de fugues ou de cantates, il y a le Château, la Lettre au père, ou les Journaux; il y a le théâtre et la comédie de la culpabilité. Nous n’en sortons pas. Il est discret, mais bien là. C’est un père-fils spectral et perpétuel.
Délier
Matériellement : ce sont des feuillets isolés, des journaux, des cahiers in-octavo, des liasses, des lettres; tout un fatras d’écriture, de désécriture, de tentatives avortées, de faux départs, de phrases abandonnées, de menues proses nocturnes, d’oublis tout aussi nocturnes, de rêves transcrits, de pages volantes. Ces boutures pulvérisées dans le chantier provisionnel de la prose forment ce que l’on appelle, par habitude ou contrainte, son œuvre, et que l’on appelle, par métonymie, Kafka. Il aurait voulu que tout ça s’embrase après sa mort, mais Max Brod, son ami, a cru bon pour la postérité de le trahir. Cette histoire est trop bien connue, au-delà d’un testament trahi, c’est l’hésitation même du langage qui gît. À lire ce chantier posthume, nous croirions être devant ce que décrit Duras dans La Mort du jeune aviateur anglais : « Il y aurait une écriture du non-écrit. Un jour ça arrivera. Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt. » (1993, 71) « Quittés aussitôt », c’est le sentiment que nous avons à la lecture des écrits de Kafka. La scène est telle : Franz écrit, quelque chose craque en lui, et dans l’attente fiévreuse du lendemain, il va au lit.
Ce qui se rompt dans l’écriture, et qui la porte à l’inachèvement et au fragment, c’est le sentiment qu’elle n’est pas justifiée face au monde, et qu’aucune instance supérieure ne la mandate. C’est la solitude profonde d’un geste qui, tout en ne pouvant faire appel à une communauté – « comme un animal séparé des hommes » (Kafka 1954, 406) –, est en mal d’elle. Il écrit dans son Journal, le 19 décembre 1914 :
Le début de n’importe quelle nouvelle est d’abord ridicule. Il semble impossible d’espérer que ce nouvel organisme, inachevé et sensible partout, puisse arriver à se maintenir au sein de l’organisation achevée du monde qui, comme toute organisation achevée, tend à se clore sur elle-même. Cependant, on oublie que si elle est justifiée, la nouvelle porte son organisation achevée en soi, alors même qu’elle n’a pas encore pris tout son développement; sous ce rapport, donc, le désespoir que vous cause le début d’une nouvelle n’est pas fondé; s’il l’était, les parents devraient pareillement désespérer de leur nourrisson, car ce n’est pas cette créature misérable et particulièrement ridicule qu’ils avaient voulu mettre au monde. Il est vrai qu’on ne sait jamais si le désespoir qu’on ressent est celui qui est justifié ou celui qui ne l’est pas
Kafka justifie en quelque sorte notre intérêt pour ces presque riens, ces « nourrissons misérables et ridicules » : dès lors qu’elle est justifiée, l’écriture porte virtuellement son univers achevé, en elle-même. La lecture est sensible à ce nourrisson mal-aimé. C’est pour cette raison que nous – lecteur.ices – trouvons de l’éclat et de la profondeur dans les « ratages » de ses liasses et de ses cahiers, presque toujours entamés et quittés aussitôt. Quelque chose nous apparaît comme suffisant, malgré le radical inachèvement (involontaire) de toute son œuvre, qui se lit plus sous la lumière de la pulsion de renoncement, que d’un monde achevé et souverain. Mais chez lui, tout est énigme de la justification et de la culpabilité : le sentiment même de désespoir soulevé par l’incomplétude de la nouvelle se saisit dans la logique d’une justification. Il le dira, encore plus bellement et quelques années plus tard, dans son journal du 24 janvier 1922 : « Ma vie est hésitation devant la naissance. » (Kafka 1954, 538) La naissance elle-même, au sens large, doit être justifiée. Un peu plus tard, le 19 mars de la même année, il ajoutera : « N’être pas encore né et être déjà forcé de se promener dans les rues, de parler aux hommes. » (Kafka 1954, 554) Il fait ainsi tenir le « pas encore » et l’« être déjà » dans la même phrase, procédé qu’il utilise abondamment pour faire poindre, après une proposition logique et sans adverbe d’opposition, sa négation même. C’est en reliant ainsi, par associations multiples, les différentes entrées de journaux que ma pensée chemine. Kafka hésite devant la naissance injustifiable – mais laquelle, la sienne, celle du « récit »? – néanmoins, il doit vivre comme quelqu’un de véritablement né, parmi les autres, comme s’il disait, en guise de protestation à la demande qu’on lui adressait inlassablement de s’intégrer à la fureur humaine, « Ne voyez-vous pas que je ne suis pas encore né? »
La contradiction est telle. Le possible est justement, pour lui, impossible. Rien chez lui n’évoque un désir héroïque et tragique d’impossible, mais plutôt l’inverse, vertigineux : un désir qui prend racine dans l’impossibilité, et ses corollaires : le manque et la maladie. Le morcellement de l’écriture s’origine dans la hantise fondamentale du retour de l’impossibilité, de l’infans sans parole, du blanc de la page qui est ce silence pour les yeux, de l’enfant muet qui ne cesse de désécrire l’œuvre et de barrer son exigence d’achèvement. La psychanalyse nous dirait probablement qu’une jouissance s’accomplissait dans ses empêchements : la jouissance du père-hamletien, Hermann Kafka. Jouissance du ratage comme l’évoque son champion nageur, personnage dépeint dans une liasse datant de 1920, année de sa correspondance fulgurante et passionnée avec l’autrice et traductrice Milena Jesenskà, année aussi de sécheresse où presque rien n’est passé à la postérité, excepté la majeure Lettre au père – le nageur, donc : « Je sais nager comme les autres, c’est seulement que j’ai une meilleure mémoire que les autres, je n’ai pas oublié les temps où je ne savais pas nager. Mais comme je ne les ai pas oubliés, il ne me sert à rien de savoir nager et en fin de compte je ne sais pas nager. » (Kafka 2018, 806) Comme si l’écrivain était toujours travaillé par ce souvenir tenace d’avoir été, pendant plusieurs années, incapable d’articuler la moindre syntaxe, chaîne de sens linéaire composée par la lettre qui serait sa naissance.
Remplaçons alors le nageur par celui qui écrit. La mémoire de l’auteur est structurée par un feuilleté de contradictions (qui s’apparentent souvent à des double bind, des « ou bien… ou bien… » tracés en forme d’impasse), un monde de luttes familiales, sociales, linguistiques, économiques, politiques et spirituelles. Son Journal nous expose les conditions de vie qui rendaient son travail impossible; son travail, c’est-à-dire l’écriture de romans, de nouvelles qui ne seraient pas mutilées par les infinies distractions et les contraintes familiales qui, elles, transforment ses « histoires » en débris. Maurice Blanchot dans L’espace littéraire, y fait explicitement référence :
Très souvent, « l’histoire » ne va pas plus loin que quelques lignes, parfois elle atteint rapidement cohérence et densité et cependant au bout d’une page s’arrête, parfois elle se poursuit pendant plusieurs pages, s’affirme, s’étend – et cependant s’arrête. Il y a à cela bien des raisons, mais d’abord Kafka ne trouve pas dans le temps dont il dispose l’étendue qui permettrait à l’histoire de se développer, comme elle le veut, selon toutes les directions; l’histoire n’est jamais qu’un fragment, puis un autre fragment. […] Il faudrait à Kafka plus de temps, mais il lui faudrait aussi moins de monde
La fragmentation des récits est avant tout l’effet des circonstances de vie : le travail de bureau le jour, l’insomnie, le bruit de la maison, de la rue, des voisins, les fiançailles méandreuses, la maladie. Les cahiers pullulent d’exemples qui soutiennent cette réalité quotidienne de la distraction, comme en 1915 : « Tout est interrompu. Mon emploi du temps est mauvais et irrégulier. Ce logement me gâte tout. Aujourd’hui, j’ai dû entendre une fois de plus la leçon de français de la fille de la maison. » (Kafka 1954, 428) Et, dans la suite logique de ce morcellement matériel du quotidien, il poursuit : « Compris une fois de plus que tout ce qui est écrit par bouts et non d’affilée au cours d’une grande partie de la nuit (voire de la nuit entière) est médiocre, et que je suis condamné à cette médiocrité par mes conditions de vie. » (Kafka 1954, 409) Le Journal en vient à être un sismographe de ce qui – le temps, le monde – retranche la possibilité qu’aurait Kafka d’écrire, dans une coulée, la démesure de son idéal. Son confinement dans l’impossible.
Disjoindre
Changeons un peu la focale; faisons un sentier de traverse. Le fantasme de Kafka pour une sorte d’absolu de l’écriture qui durerait une nuit entière, telle une grâce omnipotente qui lui serait tombée dessus et l’envelopperait tout entier du salut de la Lettre, ne nous concerne pas, ou très peu. Il est en quelque sorte de notre responsabilité de lecteur.ice de le libérer de ce joug de la culpabilité triomphante, qui revêt l’apparence d’un consensus herméneutique, et d’offrir par là une autre forme de connaissance. Son œuvre déjoue toute entreprise de réduction du sens; elle appelle l’interprétation pour mieux la ruiner. Nous n’avons pas son surmoi – ne l’incarnons pas. Nous avons épuisé Kafka par nos lectures à l’image du monde contemporain qui l’épuisait, et comme lui-même le faisait, travaillant la nuit dans sa petite chambre. Statu quo. Que dire? Quels itinéraires de liberté et de risque sa lecture offre-t-elle? Il faut le lire, c’est là : les liasses, cahiers et fragments sont aussi tranchés qu’ils sont tranchants; ça fonctionne, malgré lui – malgré son désespoir et son exigence prohibitive. Ses écrits sont pour lui d’un provisoire insupportable, atroce, tant qu’il travaille, patiemment et désespérément, à l’aboutissement de ce qui restera formellement inabouti. « Mon travail se clôt, comme peut se fermer une plaie qui n’est pas guérie », écrit-il le 8 mai 1922 (Kafka 1954, 557). La métaphore de la plaie, à la fois organique et symbolique, est si juste : ses écrits forment un mélange de réparation, de soin, et de paranoïa de la loi articulée dans le manque-à-guérir. Une réparation qui implique, en son cœur, une paranoïa indécrottable, et vice-versa. Or, la pensée de Kafka permet justement à ces sédiments conceptuels de se disjoindre de l’intérieur et d’emprunter des voies neuves, de renverser les dialectiques sclérosées – c’est l’aménagement d’un terrier, un lieu possiblement indemne, dans cette frontière entre la solitude et la communauté, hors du monde des assassins qui répètent et assènent la vie mauvaise, un lieu où l’on peut respirer parmi les ruines.
Par sa position sociale hétéronome, il a toujours été clivé entre deux logiques concurrentes : d’une part son désir d’autonomie esthétique et, d’autre part, son appartenance aux luttes populaires juives. Un chiasme qu’a clairement articulé Pascale Casanova dans son ouvrage Kafka en colère, qui a le grand mérite de mettre en lumière l’omniprésence de la révolte dans son œuvre :
Du fait de son appartenance à un espace dominant, il disposait des ressources (formelles, linguistiques, syntaxiques, historiques, etc.) les plus sophistiquées, caractéristiques d’un champ littéraire largement autonomisé; par son appartenance à un espace hétéronome, celui des luttes politiques juives, il était doté d’une forte pulsion politique et nationale caractéristique de ce type d’univers littéraires
Cette contradiction entre l’autonomie et l’engagement est à la source de son écriture, c’est par là qu’il cherchera, dans une langue et une pensée absolument rigoureuses, à pousser la logique des incompatibilités le plus loin possible – dans ses retranchements narratifs les plus énigmatiques et inouïs. En d’autres termes, il désirait si ardemment écrire, être absolument et toujours dans ce geste autonome, que toute vie sociale normative – les conditions historiques et matérielles aidant – lui apparaissait comme une non-vie, et que la vie telle qu’il la désirait véritablement se situait dans l’absolu de l’écriture, ce qui, du point de vue social, le condamnait à une non-existence.
Dès lors, le chantier d’écriture apparaît comme doublement symptomatique de sa position sociale hétéronome et de son désir de penser autrement le monde où les lois paradoxales s’échafaudent. Comme l’articule, de façon exemplaire, le protagoniste d’une petite histoire que l’on retrouve dans les liasses de 1920, la contradiction devient paradoxalement une nécessité, un outil autant interne qu’externe, pour respirer dans un monde où aucune instance supérieure ne vient justifier ou ordonner l’exécution d’un « mandat » :
C’est un mandat. Conformément à ma nature, je ne peux me charger que d’un mandat que personne ne m’a confié. C’est dans cette contradiction, c’est dans une seule et même incessante contradiction qu’il me faut vivre. Mais c’est assurément le cas de tout le monde, car on meurt en vivant et on vit en mourant
La suite de l’histoire est une étrange aporie : cette contradiction, comme l’affirme le narrateur, est similaire au moment où l’on pourrait regarder une scène de cirque, de l’extérieur seulement, par un petit trou dans un chapiteau. La seule chose que nous pourrions y voir serait le dos des spectateurs, levés, et ainsi, nous ne pourrions qu’entendre la musique et le rugissement des lions. Un policier nous tapoterait légèrement l’épaule pour nous dire qu’il serait « inconvenant d’être à ce point captivé par un spectacle pour lequel [on n’a] rien payé. » (Kafka 2018, 797) Ce que cette histoire raconte, c’est justement cette série d’exclusions – cette succession de dehors – socialement orchestrée, culminant dans la loi, et qui maintient le sujet aliéné et fautif au cœur des contradictions. Personne ne pousse le protagoniste à regarder le cirque : le mandat est injustifiable, pourtant il y est, et il témoigne de cette situation impossible, clivée, où l’on devient coupable – devant la loi, devant l’Autre – de se charger d’un mandat que personne ne nous a donné.
Bondir
La fragmentation non-intentionnelle, chez Kafka, agit dans le sens de cette contradiction vécue, tenue et interrogée. Penser autrement l’insupportable business as usual de la violence ordinaire par la recherche d’une langue, d’une forme qui dit la division interne du sujet écrivant, c’est ce qu’il écrira à sa façon dans une entrée de son Journal du 27 janvier 1922, avec ce propos sur la littérature qui résume si bien ce que nous esquissons : « Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. » (Kafka 1954, 540) Il y a, dans la « consolation donnée par la littérature », un immense désir de ruse contre les hégémonies historiques, sociales et politiques – et ce désir prend la forme d’un art du saut qui s’appuie sur la langue – avec ce qu’il nomme « Tat-Beobachtung » (Kafka 1989, 413), signifiant littéralement « acte-observation ». Ce bond qui serait à la base d’une libération, peut-être :
Acte-observation, parce qu’une observation d’une espèce plus haute est créée, plus haute, mais non plus aiguë, et plus elle s’élève, plus elle devient inaccessible au “rang”, plus elle est indépendante, plus elle obéit aux lois propres de son mouvement, plus son chemin est imprévisible et joyeux, puis il monte
La fragmentation est la tentative, toujours renouvelée, d’opérer un bond tout en s’appuyant sur les mots. Délier les lieux communs. Les syntagmes figés. Enrayer le ressassement assassin du sens. La dilapidation de la mémoire, malgré tout, que portent en elles les langues.
Le chantier d’écriture de Kafka – dès lors que son geste d’écriture est perçu comme suffisant en deçà d’une supposée plénitude formelle – donne à la pensée l’élan d’une pensée autre, proche de ce que Foucault appelait une « pensée du dehors » (Foucault 2001). Proche, car Kafka n’a jamais été dans un véritable dehors scandaleux, il s’est toujours situé dans le foyer social des contradictions, les deux mains dans le monde, à la fois marginalisé par son activité d’écriture et son identité, et assimilé au style petit-bourgeois et libéral de la vie praguoise de l’époque. Il n’a jamais voulu s’extraire artificiellement des communautés pour se complaire dans une élite arrogante et réfractaire au partage d’un monde commun. C’est d’un autre type de bond dont il s’agit. Il a toujours été dans ce double rapport d’appartenance et de questionnement fondamental, donc de distance paradoxale avec le monde tel que conçu comme allant de soi, déterminé d’avance par la violence économique et sociale. Le rêve sert d’appui à ce bond, car il condense, figure et désoriente la réalité telle qu’elle est donnée et naturalisée.
Or, la fragmentation de la majorité de son œuvre écrite est à la fois le symptôme et l’horizon formel de cette vie vécue au cœur de cette contradiction. Elle porte en elle les traces de l’interrogation première. Cela a pour effet d’opérer sur la langue – et donc sur la pensée – un traitement absolument nouveau, qu’il ne semblait pas percevoir lui-même dans toute son étendue. La pulvérisation des récits contrarie le « c’est comme ça » des soi-disant évidences naturalistes et tautologiques de la langue « des meurtriers », de la civilisation du cliché, du langage entièrement livré à la sphère de la communication, au cynisme, aux ressacs réactionnaires. C’est une langue qui renverse l’allant de soi, la tranquillité violente de la domination ordinaire. C’est la logique des contradictions elle-même : devenir étranger au monde qui nous a fait naître. C’est faire comme Kafka lorsqu’il pose la question dans une liasse de 1920, où une injonction est interprétée jusqu’au silence qui l’accompagne, la soutient : « Jamais tu ne tireras de l’eau des profondeurs de ce puits. Quelle eau? Quel puits? Qui donc pose cette question? Silence. Quel silence? » (2018, 809) C’est le cœur du langage qui est sondé avec la réalité étrangère qu’il charrie, et c’est à partir de là que l’on va dans le sens du « bond ». La fragmentation, pour Kafka, c’est le symptôme et la lettre que tout doit être repensé, encore —.