Barbara Agnese et la représentation de la Shoah dans l’œuvre d’Ingeborg Bachmann

Louis-Thomas LEGUERRIER
Université de Montréal
31 mars 2015

Professeure au département de Littérature comparée à l’Université de Montréal, Barbara Agnese travaille depuis plusieurs années sur les récits et les fictions de la Shoah et est depuis longtemps une experte reconnue de l’œuvre d’Ingeborg Bachmann. À l’occasion de la publication, en 2014, du deux-cent-unième numéro de la Revue d’Histoire de la Shoah, elle signe une contribution intitulée « La présence de la Shoah et le problème de sa représentation dans l’œuvre d’Ingeborg Bachmann ». Dans ce texte dédié au rapport de l’écrivaine autrichienne à la Shoah et qui est la version réduite d’un chapitre du livre sur I. Bachmann auquel elle travaille actuellement, Agnese dresse un portrait théorique et littéraire faisant apparaître l’œuvre de Bachmann comme une tentative incontournable d’affronter « le problème de la représentation littéraire de l’indicible, de l’écriture en langue allemande après Auschwitz sur la mémoire et le refoulé collectif » (Agnese, 2014 : 459). En effet, bien que Bachmann ne fasse pas partie de ceux qu’on appelle les « témoins de la Shoah », n’ayant pas été elle-même victime des atrocités, son travail témoigne de quelque chose d’absolument essentiel pour quiconque s’intéresse à la Shoah d’un point de vue intellectuel. Il s’agit de la profonde inquiétude, aussi bien théorique qu’existentielle, quant à la continuation de la culture de langue allemande après un évènement dont les conséquences impliquent la remise en question radicale de cette culture. Comment écrire dans une langue qui, selon le mot du rescapé d’Auschwitz Jean Améry, a perdu, en passant aux mains des bourreaux, « sa qualité fondamentale : la transcendance » (Améry, 1995 : 32). Qui a été dépossédé de sa langue par ceux qui en ont fait un appareil de mort ne peut s’y installer en tant qu’écrivain sans que cela ne pose problème. Comme le montre Barbara Agnese, un tel problème se trouve au cœur de l’œuvre littéraire et de la pensée théorique de Bachmann. N’ayant pas été directement touchée par la guerre, appartenant donc à la catastrophe de manière indirecte, c’est-à-dire seulement par sa langue et sa nationalité, ce problème occupe une place d’autant plus importante dans les écrits de Bachmann sur la Shoah. Cette langue que l’on a mise au service du mal radical peut-elle s’en extirper afin de rendre compte des conséquences de celui-ci sur une vie quotidienne qui se poursuit comme si de rien n’était, mais qui n’en porte pas moins les stigmates ? Barbara Agnese montre clairement que l’œuvre de Bachmann, en abordant des thèmes tels que la culpabilité collective, la mémoire des massacres et le traumatisme suivant la catastrophe, est une réponse affirmative à cette question.

La démonstration d’Agnese se décline à partir de différents aspects de l’œuvre de Bachmann dont chacun exemplifie la manière par laquelle cette œuvre affronte la question de la représentation de la Shoah. Y est présentée, entre autre, la critique de la philosophie allemande se trouvant à la source de la réflexion de Bachmann sur le bouleversement de la culture allemande par la Deuxième Guerre mondiale. En révolte contre la tentation irrationaliste qu’elle attribue à la philosophie de Heidegger, tentation qui selon elle a beaucoup à voir avec la montée du nazisme en Europe, Bachmann nous met en garde contre toute philosophie faisant l’économie de la pensée rationnelle au nom d’une expérience plus profonde, plus originaire, une expérience qui s’apparente davantage à la littérature qu’à la philosophie. La remise en question de toute culture de langue allemande à laquelle nous oblige la Shoah amène Bachmann à adopter une position radicale quant aux liens entre littérature et philosophie : plus jamais, à l’avenir, la philosophie allemande ne devra se draper des attraits de la poésie, se dérobant ainsi à l’exigence de vérité propre à la pensée rationnelle tout en continuant de prétendre au statut de philosophie. Une telle éthique de la pensée est non seulement une manière d’expliquer la collaboration tristement célèbre de Heidegger avec le parti nazi en 1933, mais aussi une exhortation concernant le destin de la culture de langue allemande après Auschwitz. S’il est possible de soumettre au langage l’indicible expérience de la Shoah, c’est à la littérature que cette tâche revient. La dimension du paraître esthétique propre à toute œuvre littéraire, parce qu’elle implique une médiation obligatoire entre le texte et la réalité, préserverait la littérature du danger que représente l’acceptation immédiate de sentences dont la profondeur insondable se fait passer pour la vérité. Toutefois, comme le montre Agnese, Bachmann considère que la littérature possède elle aussi un contenu de vérité. Or ce dernier, qui sera l’objet des Leçons de Francfort — une série de cours données par Bachmann en 1959/1960 à l’Université de Francfort/M sur invitation d’Adorno — ne se déploie jamais, comme en philosophie, à travers des énoncés positifs qui pourraient prétendre au dévoilement immédiat de la vérité. Tel que l’écrit Adorno, se moquant visiblement de Heidegger, le discours pseudo-poétique qui prétend à un tel dévoilement « séduit, éloquent comme le bruissement des feuilles au vent, dans les mauvais poèmes » (Adorno, 2003 : 97).

Agnese aborde aussi la spécificité que confère à l’œuvre de Bachmann le fait qu’elle ait été écrite par une femme. Dirigeant actuellement un ouvrage collectif sur la poète Nelly Sachs, juive berlinoise qui arrivera à se réfugier en Suède en 1940, Agnese se situe dans un champ d’études encore trop peu exploré, celui de la littérature féminine portant sur la Shoah. Dans cette optique, elle écrit que : « la poétique que Bachmann développe […] entremêle la conscience des crimes nazis, l’histoire autrichienne et allemande, le refoulé collectif et un filtre spécifiquement féminin qui la porte à considérer le fascisme comme un phénomène privé, en acte dans les relations entre humains et entre hommes et femmes » (Agnese, 2014 : 473). La littérature qui prétend se mesurer au problème de la représentation de la Shoah, face à un évènement dont la violence s’est inscrite aussi bien dans le contexte socio-politique que dans les plus petits recoins de la vie privée, se doit donc d’aller traquer l’indicible jusque dans ses recoins, c’est-à-dire là où la souffrance des femmes, historiquement, se trouve reléguée. Ainsi cette perspective oblige-t-elle à repenser le prétendu universalisme de la souffrance vécue pendant la guerre, qui revient toujours à mettre le point de vue masculin en avant plan.

Des travaux de Barbara Agnese sur la littérature de la Shoah, dont cette étude sur Bachmann est un exemple éclairant, ressort une perspective résolument comparatiste. En étudiant des œuvres littéraires de différentes langues et de différentes traditions à l’aune de la présence dans celles-ci du problème de la représentation de la Shoah, Agnese fait apparaître, d’un côté, le rapport entre les différentes langues à l’œuvre dans la littérature mondiale, et de l’autre, le rapport de la littérature aux autres formes de discours, notamment le discours philosophique. Le concept même de littérature de la Shoah appelle le littéraire à sortir de lui-même, à transcender les barrières institutionnelles qu’on lui impose pour embrasser la totalité d’une époque entièrement façonnée par la catastrophe.

 


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