Effets de double et traces graphiques

La souveraineté retrouvée de René Char

Frédéric ROUSSILLE
Université Jean-Jaurès

RÉSUMÉ

La question du double se pose dans la poésie du XXe siècle, lorsque cette dernière assume l’héritage des romantiques allemands qui regardaient l’œuvre d’art comme un fait de nature c’est-à-dire comme une forme en train d’émerger. Étant celui par qui de la forme advient, l’artiste se laisse surprendre par ce qui ne procède nullement de son identité individuelle. Or, dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, René Char orienta sa poésie selon le modèle de la peinture. Dans cette façon d’envisager l’écriture on découvre comment se nouent l’effet de double, et la trace laissée de par le monde, car désormais la surprenante nature de l’œuvre en acte, c’est à la surface du monde et dans la matérialité du trait graphique qu’elle s’affichera de préférence. Le monde est ce qui s’altère en se traçant, et il est ce qui fait corps en s’altérant – à la surprise du poète tombant sur des traces qui paraissent échapper à sa maîtrise. Le terme de trace, Char l’emploie dans un texte intitulé Sous ma casquette amarante. Nous fondant sur ce texte, de l’altération poétique productrice d’un effet de double nous proposons une analyse où il s’agit de comprendre la trace, que l’écriture picturalisée met en évidence ; la temporalité à chronologie inversée, telle que le monde plein de traces est le résultat de l’écriture ; enfin l’écriture elle-même, entendue comme travail du monde se donnant pour un souverain redoublement de ses propres traces. Char conçoit une altérité, non pas qui se situerait à l’extérieur du sujet moderne et avec laquelle ce dernier entretiendrait une relation de domination techniciste plus ou moins précaire, mais se dessinant dans l’action et l’émerveillement, parmi les traces qu’on n’en finit pas de laisser après soi.

ABSTRACT

The question of the double arose in the XXth Century poetry when the latter took on the legacy of the german Romantics who considered the work of art as a fact of nature that is to say as a form in the making. Being the one who emerges from the form, the artist can be surprised by anything not pertaining to his individual identity. It so happens that, in the years following the Second World War, René Char modelled his poetry on painting. In this manner of considering the art of writing, one discovers how the duplicating effect and the trace left about the world can develop because from then on, the surprising nature of the work in action is to be preferably found at the surface of the world and in the materiality of the graphic line. The world is what alters by being traced and what unifies by altering – to the poet’s utter dismay when stumbling upon traces that escapes his mastery.The term traces was used by Char in a text entitled Sous ma casquette amarante. Focusing on this text, we will analyse the poetic alteration creating a duplicating effect and endeavour to understand the trace that pictorialised writing brings out ; reversed-chronology temporality, as the world full of traces results from writing ; finally writing itself conceived as the work of the world appearing as a sovereign duplication of its own traces. Char conceived an alterity which would not be external to the modern subject who would thus entertain with it a relationship based on technical domination, precarious as it may be, but an alterity being drawn in action and amazement, among the traces that one but constantly leaves behind.


Le double, altération ou aliénation ?

On avouera sans peine que la poésie et, de façon générale, la création, sont une affaire de nouveauté, donc de surprise. Se souvenant de ses plus anciennes tentatives, René Char écrit ceci : « Je me voulais événement. » (Char, 1983 : 544.) En poésie quelque chose se passe qui rompt avec la monotonie, et une telle rupture a tôt fait d’être sentie, soit comme une intrusion de l’inconnu, soit comme une excursion vers l’inconnu. Quand René Char (encore lui) demande « comment vivre sans inconnu devant soi » (ibid. : 247), il faut entendre que certes beaucoup de gens vivent dans l’illusion d’un monde où ne risque pas de se produire quoi que ce soit de nouveau : mais précisément, leur vie, à ces gens, est cruellement dénuée de poésie. Cette dernière, grâce à laquelle il semble que la vie vaut d’être vécue, a vocation à l’inconnu.

Dans ces conditions, on conviendra que la rupture où se dessine le geste poétique s’accompagne nécessairement d’une perte de maîtrise : d’où la surprise que nous évoquions au début. Car lorsqu’est venu le temps de créer, ce n’est plus tout à fait moi, ou ce n’est plus seulement moi, qui suis aux commandes. Tout se passe comme si un autre que moi intervenait : un double de moi qu’un regard pressé pourrait confondre avec moi. Mais, de mon côté, je sais qu’il ne s’agit pas de moi, ou plutôt qu’il s’agit d’un moi altéré, d’un moi qui s’est visiblement démarqué de la rassurante, parfois paresseuse et probablement illusoire, continuité du sujet.

En témoignent des textes où on voit que le poète dans ses œuvres fait le geste de s’effacer plutôt qu’il ne prend lui-même, subjectivement, la parole. Alors il devient celui qui, à bon escient, c’est-à-dire avec modestie et doigté, donne voix à cet autre toujours surprenant qui, dans le passage qu’on va lire, s’appelle « les mots » :

Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux. Un moment nous serons l’équipage de cette flotte composée d’unités rétives, et le temps d’un grain, son amiral. Puis le large la reprendra, nous laissant à nos torrents limoneux et à nos barbelés givrés. (Char, 1983 : 534.)

Il existerait donc un principe créateur distinct de cette personne qui, réputée fiable dans sa permanence, est aussi capable d’assumer une vie sociale normale, faite de rappels du passé et d’engagements pour l’avenir. Face au même bien identifié de la personne subjective, il existerait, environné de mystère, un principe d’altération auquel céder la parole pour mieux créer. De fait, Baudelaire et Rimbaud, que Char a lus et relus, et dont il se réclame, ne sont ni les seuls, ni les premiers, en poésie, à avoir fait appel à l’inconnu. Anthropologiquement, les croyances dans l’enthousiasme poétique ou dans l’inspiration par les muses, ou encore la parenté supposée entre poésie et verbe oraculaire, semblent relever d’un genre dont la poésie de l’inconnu est une espèce. Sous divers horizons les hommes, usant du langage, sont entrés dans des états seconds à propos desquels chaque société y est allée de son interprétation. Ainsi vaticinent les poètes.

Pourtant, chez l’auteur des Feuillets d’Hypnos ce thème de l’inconnu prend une tournure qui requiert en particulier notre attention. En effet l’événementialité poétique – ce surgissement de l’autre dans la région cadastrée du même – est présentée par lui, et avec insistance, comme une source de souveraineté. Même, la poésie (et nous verrons qu’aux yeux de Char sont poétiques non seulement la composition de poèmes, mais aussi une peinture qui lui est chère, et également l’insurrection les armes à la main) – la poésie au sens large, donc, est, à en croire le poète, la seule activité susceptible de rendre aux hommes une souveraineté dont le règne moderne de la technique les aurait privés. Revenant habiter la maison de celui qui poétise, les dieux, ces inconnus, rendent souverains [1]. Or qu’est-ce qui, n’allant pas de soi, nous fait réfléchir ici ? Ceci, qu’en dehors de l’époque moderne la souveraineté et l’altération poétique, loin de s’associer, furent plutôt antinomiques.

Pour nous en assurer, citons Eschyle. Soit un passage de son Agamemnon. Cassandre prophétise au moment où, ramenée captive à Argos, elle s’apprête à entrer dans le palais des Atrides. Sa voix sonne étrangement : la prosodie indique qu’elle chante. Nous voici dans la poésie oraculaire. Le chœur, au demeurant, ne s’y trompe pas. Il identifie les symptômes du délire. Cassandre a donc la vision d’une scène sanglante, vision qui annonce le meurtre imminent d’Agamemnon. Or nous trouvons que la captive troyenne, inspirée par le dieu, est en même temps violée par lui. De fait, le chœur lui lance : « Un dieu malveillant s’est abattu sur toi de tout son poids et te force à chanter ces gémissantes et mortelles douleurs. » (Eschyle, 1964 : 159.)

S’il arrive, comme le pense Char, que la poésie ait un rapport avec l’enthousiasme, alors nous sommes en droit de nous demander dans quelles conditions une souveraineté peut s’y dessiner. Comment être souverain lorsque, de ce qui se dit et se fait, la maîtrise se perd ? Quelle souveraineté peut, même, consister dans une perte de la maîtrise ? Employons le vocabulaire théologique, ou mythologique, de Char : comment ces mêmes dieux, dont l’indomptable sauvagerie était si accablante chez Eschyle, sont-ils devenus « ces beaux agités, uniquement occupés d’eux-mêmes et de leur partenaire danseuse » dont celui qui veut en finir avec l’asservissement moderne annonce joyeusement le retour (Char, 1983 : 580) ? Exprimant l’opacité affolante de notre expérience, les dieux se devinaient dans le crépuscule de la conscience. Comment ont-ils fait pour devenir « l’expression la moins opaque de nous-mêmes » (ibid. : 502) ?

Mentionnons Héraclite d’Éphèse. Le poète salue en lui une « pensée inspirée ». Or on se rappelle qu’Héraclite est aussi celui qui, selon Char, possède un « souverain pouvoir ascensionnel » (ibid. : 721). Se soulever et être heureux, briller et être inspiré, d’après le poète, c’est tout un. Mais pour l’Héraclite historique le verbe inspiré : celui de Delphes, était singulièrement moins réjouissant : « La pythie, de sa bouche en délire, profère des paroles qui n’ont pas de quoi faire rire. » (Héraclite, 2014 : 39. Nous traduisons.) Au prix de quel contresens – de quel retournement ou de quelle inversion du sens, le divin, cette altérité jadis si oppressante, est-il devenu le visage possible d’une légèreté reconquise ?

Nous verrons que l’étonnante souveraineté par altération du sujet n’est envisageable que si la création véritable cesse d’être comprise comme le fait d’un sujet produisant une œuvre. Car, poétiquement, ce n’est pas au sujet, mais au monde lui-même qu’il revient d’être souverain, la vocation du sujet étant d’être libre, et non pas souverain. Quant à l’œuvre de Char, elle n’est à peu près jamais un éloge de la liberté. En revanche elle affirme une souveraineté. C’est pourquoi elle tend à récuser le sujet et, ce faisant, elle met au cœur de la création l’altération, cette émergence d’un double qui, dans sa nouveauté, est à la fois plus heureux que le sujet, et plus inquiétant. Tel est du moins ce que René Char, par son cheminement où il connut le maquis puis se mêla de peinture avec ses amis peintres, nous suggère.

D’une altération dans le maquis

Observons d’abord que Char a parfois rapporté des expériences de dédoublement qui ne sont pas en rapport explicite avec la création poétique. On le sait, Hypnos est une figure de maquisard que le poète mit en scène dans les mois qui suivirent la conclusion de la guerre. Hypnos est donc, à sa manière, un double de Char, lequel, dans l’Armée des ombres, s’appelait déjà Alexandre. Quel besoin Char avait-il de s’inventer encore un double littéraire ?

À l’énoncé 128 des Feuillets d’Hypnos (Char, 1983 : 205) on découvre qu’un détachement allemand cherche des maquisards cachés dans un village : historiquement, il s’agit de Céreste, dans le massif du Luberon. On apprend comment les villageois, répandant lentement parmi les rues et les places leur marée humaine, parvinrent à sauver Hypnos, lequel, embusqué derrière les rideaux jaunis d’une maison déserte, voyait tout ce qui se passait. Or, du moment où le narrateur assiste au passage à tabac d’un jeune homme par les SS, il est dit ceci :

Une rage insensée s’empara de moi, chassa mon angoisse. Mes mains communiquaient à mon arme leur sueur crispée, exaltaient sa puissance contenue. Je calculais que le malheureux se tairait encore cinq minutes, puis, fatalement, il parlerait.

En quoi un tel passage nous concerne-t-il ? L’historienne Françoise Frontisi-Ducroux a montré comment, dans l’épopée grecque, « des objets inanimés que l’art anime soudain […] paraissent vivants » (Frontisi-Ducroux, 2000 : 73). Par exemple, s’ils sortent de l’atelier d’un artisan habile, si en outre un guerrier brûlant d’en découdre s’en empare, si enfin un poète inspiré les nomme, alors un casque ou une lance, une épée ou un bouclier, rayonnent d’un éclat, ou encore d’une gloire : d’une charis, en grec, telle que, pris de peur panique, l’ennemi, en général, fait volte-face. Or, c’est à peu près ce que nous retrouvons ici. En effet la rage qui saisit Hypnos n’est pas une banale saute d’humeur. C’est une véritable métamorphose. L’homme aux abois se mue en guerrier. Il ne se sent plus nu devant un danger qui le dépasse. Désormais son arme, s’animant, fait partie de son corps augmenté.

Hypnos est pris d’une fureur apparentée à celle qui, autrefois, s’emparait des héros d’Homère. De plus, un sentiment cosmique le gagne. Parlant des villageois, il affirme qu’il tenait « à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre ». Ainsi, parce qu’il est en proie à une altération dans sa façon d’être au monde, Hypnos incorpore, non pas seulement l’arme qu’il porte, mais l’ensemble de sa situation actuelle, et l’humanité :

J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice.

D’une mystique du combat, on trouve plusieurs témoignages dans la littérature du XXe siècle. Soldat pendant la Première Guerre mondiale, Teilhard de Chardin s’exprime en des termes à peine intelligibles quand on en prend tranquillement connaissance dans un fauteuil : « Je ne m’appartenais plus. J’étais libéré, soulagé, et jusque de moi-même. Je me sentais doué d’une légèreté inexplicable. » (Teilhard, 1965 : 177-178.) Où le sujet si pesant, inquiet de sa permanence, parce que désormais il a desserré son étau, laisse la place à un autre rapport au monde, plus heureux et plus authentique. Et dans le même registre voici ce qu’à la même époque, mais de l’autre côté des barbelés, éprouvait l’Allemand Ernst Jünger : « La mort avait perdu ses épouvantes, la volonté de vivre s’était reportée sur un être plus grand que nous, et cela nous rendait aveugles et indifférents à notre sort personnel. » (Jünger, 1989 : 304-305.)

Que tirer de telles descriptions ? Ce qu’en psychologie on appellerait volontiers des états modifiés de conscience paraît difficile à publier sous la forme de livres lisibles. Visiblement, il ne s’agit pas d’expériences dont des sujets (René Char, Pierre Teilhard de Chardin, Ernst Jünger, dont les noms d’état civil figurent sur les couvertures) pourraient rendre compte. L’intersubjectivité n’est pas de mise dans ces confins. On n’y est pas à plusieurs. Pourtant, on n’y est pas seul non plus. On y est un. On est agrandi jusqu’à l’un. Ce qui se vit dans ces situations extrêmes est une singularité qui englobe toutes choses.

En outre, il faut souligner que ces épisodes occupent la mémoire avec une acuité peu commune. Les « rideaux jaunis » de René Char sont à jamais présents pour le corps et l’esprit d’Hypnos. On s’est aventuré hors du temps chronologique. On a séjourné dans une pure durée, et cela réoriente l’existence, lui donnant une justesse nouvelle. Ainsi, lorsqu’il tient son arme dans son poing crispé, le maquisard pâle de rage ne ressemble pas à un somnambule. Ce qui est frappant, c’est que l’altération du sujet ne conduit pas à la témérité. Le sujet s’effaçant, c’est une extraordinaire lucidité qui se met en place. Le maquisard fait des calculs précis. En fin de compte, lors de cet épisode, à la fois les villageois dans les rues et l’homme derrière sa fenêtre auront pris les bonnes décisions. Question de chance ? Oui, mais, comme nous allons le voir, dans un sens particulier.

Dans un autre texte, on admire la prudence (au sens latin du mot) du combattant de l’ombre [2]. À l’énoncé 149 des Feuillets d’Hypnos, on voit le héros faire tous les gestes qu’il faut sans avoir le temps de délibérer. On pourrait en conclure qu’Hypnos a d’excellents réflexes, mais ce vocabulaire psychologique n’explique pas grand-chose. Hypnos préfère dire qu’il a eu de « la chance », et cela nous conduit à nous demander ce qu’est cette chance :

Mon bras plâtré me fait souffrir. Le cher docteur Grand Sec s’est débrouillé à merveille malgré l’enflure. Chance que mon subconscient ait dirigé ma chute avec tant d’à-propos. Sans cela la grenade que je tenais dans la main, dégoupillée, risquait fort d’éclater. Chance que les feld-gendarmes n’aient rien entendu, grâce au moteur de leur camion qui tournait. Chance que je n’aie pas perdu connaissance avec ma tête en pot de géranium… Mes camarades me complimentent sur ma présence d’esprit. Je les persuade difficilement que mon mérite est nul. Tout s’est passé en dehors de moi. Au bout de huit mètres de chute j’avais l’impression d’être un panier d’os disloqués. Il n’en a presque rien été heureusement. (Char, 1983 : 211.)

Le rescapé complimenté flaire le quiproquo. Il sent que ses propres gestes, on n’a pas raison de les lui attribuer : comme si ce n’était pas vraiment lui qui avait agi. De fait, si on appelle sujet celui qu’on peut juridiquement tenir pour responsable de ce qui s’est produit, soit pour lui en faire grief, soit pour lui en savoir gré – et en effet, il paraît que le sujet au sens moderne du terme a émergé dans le cadre d’une pensée de l’attribution juridique [3], alors on peut dire que les gestes du combattant Hypnos ne reviennent pas à René Char. D’ailleurs, dans le texte de présentation en tête de l’ouvrage, l’accent est mis sur le caractère impersonnel de ce dont il est question dans les aphorismes d’Hypnos. Certes on peut interpréter cette posture de retrait par un scrupule. Char a survécu : d’autres sont morts. Mais l’économie de cette politesse s’explique à son tour par l’altération qui nous occupe, et que signale le nom d’Hypnos remplaçant celui de Char dans le titre de l’ouvrage. L’auteur a le sentiment que quelque chose de beau et de grave a été vécu, mais il trouve aussi qu’il n’y a pas de quoi s’en vanter [4]. Personne ne peut se vanter de cette belle gravité du monde dont le nom d’Hypnos est l’expression condensée :

Ces notes n’empruntent rien à l’amour de soi […]. Ce carnet pourrait n’avoir appartenu à personne […]. (Char, 1983 : 173.)

Hypnos, ce pourrait aussi bien n’être personne. Hypnos c’est Char altéré. C’est le double de Char lorsque ce dernier, dans le feu de l’action, cesse d’être un sujet personnel.

Impersonnalisation et chance

Donc Hypnos, n’étant personne, n’est pas un sujet au sens moderne du terme. Il n’a pas la continuité chronologique du sujet. Sa nature fugace lui permet d’inventer constamment face à l’ennemi, car il n’est pas englué dans l’inertie du sujet. Cependant elle est telle aussi, qu’une fois l’événement consommé, la page d’Hypnos s’efface. Si Hypnos dure, c’est hors du temps chronologique, dans une intensité que Char appellera l’éternité [5]. Mais dans le temps chronologique, Hypnos est coextensif à ce qui se crée sous sa main. Donc il n’est pas l’auteur d’un ensemble d’actes qui pourrait, par exemple, lui valoir une décoration : la contrepartie attendue de cette proposition étant qu’une fois la paix revenue il n’y aura pas de sens à poursuivre en justice les scélérats. Là-dessus, Char est catégorique : « On ne prolonge pas un climat exceptionnel. Nous sommes partisans, après l’incendie, d’effacer les traces, de murer le labyrinthe et de relever le civisme. » (Ibid. : 637.) Dans le même esprit, le poète exprimera son scepticisme à l’égard du procès de Nuremberg (ibid. : 636).

Or, dans le sillage de ce premier dédoublement, des textes plus tardifs de Char mettront en rapport le travail de la poésie avec l’impersonnalisation. Ce qui, dans le maquis, était mis au compte de circonstances exceptionnelles deviendra, avec cette dernière notion, un trait régulièrement observé de la démarche poétique en général :

Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverains en nous impersonnalisant, nous touchons, grâce au poème, à la plénitude de ce qui n’était qu’esquissé par les vantardises de l’individu. (Ibid. : 359.)

Rétrospectivement, on comprend donc qu’Hypnos faisait de la poésie. Son impersonnalisation était la signature de la poésie. Dans les Feuillets d’Hypnos, Char ne faisait pas état d’une série d’anecdotes personnelles : d’où ce masque à l’antique (Hypnos) posé sur son visage. Le fait est que la véritable action – la véritable invention, la véritable manifestation de souveraineté, quel que soit le domaine, militaire ou scriptural, où elle se joue, a lieu dans la récusation du sujet personnel. Toute vraie action est impersonnelle. Quant au soi-disant sujet de l’action, il empêche l’action de franchir le stade de la simple esquisse.

Si Char, par ses publications, avait rapporté à sa première personne les événements du maquis, il les aurait dépouillés de leur gloire souveraine. L’impersonnalisation travaillait le maquis. Aussi, c’est impersonnellement qu’on doit parler du maquis. Les actions les plus héroïques ont été menées par des hommes qui n’étaient plus eux-mêmes [6].

Cependant, déjà rencontré par nous, un autre mot caractérise le mouvement de la poésie : c’est la chance. Pourquoi impersonnalisation et chance vont-elles ensemble ?

L’imputation impossible de l’action à un sujet personnel étonnait les camarades d’Hypnos. Quelqu’un d’autre que toi aurait-il agi à ta place ? On remarque que ce sont des faits contingents (le moteur allumé du camion allemand) ou encore une partie retirée du psychisme (un « subconscient » mal défini) qui ont tout fait. Cependant on ne doit pas remercier un hasard aveugle. Une sorte de providence : une « chance », dit le texte, tenait le gouvernail. Cette chance, qui est l’exception dans la vie subjective, devient, en poésie, la règle. Pour mieux comprendre de quoi il retourne, citons des endroits où le poète évoque l’action politique, l’amour et l’art : parfois on ne sait pas duquel il parle, les trois relevant des mêmes procédures. À chaque fois c’est la chance qui est mentionnée :

Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. (Ibid. : 329.)

Il n’y a pas de progrès, il y a des naissances successives, l’aura nouvelle, l’ardeur du désir, […] le consentement des mots et des formes à faire échange de leur passé avec notre présent commençant, une chance cruelle. (Ibid. : 586.)

Je ris merveilleusement avec toi. Voilà la chance unique. (Ibid. : 343.)

Joue et dors, que je mesure bien nos chances. (Ibid. : 321.)

Le facteur de puissance de Picasso […] fut de délivrer la part la plus passionnée d’inconnu immanent, prête à émerger à la surface de l’art de son temps, de lui faire courir sa chance jusqu’au bout. (Ibid. : 598.)

Il n’y a d’action, d’amour ou d’art, que par chance. Mais alors ce n’est pas moi qui, réalisant mes projets, me gouverne. Les événements échappent au sujet faiseur de plans, et dans ce risque justement ils deviennent des événements véritables. Quelque chose s’invente, qui étonne. On fait autre chose où on ne se reconnaît plus. C’est cela qui est exaltant. On mesure (car on n’agit pas au petit bonheur), mais la mesure en question ne précède pas l’action. La mesure et l’action sont simultanées. Ce calcul participe ainsi d’une rationalité immanente [7].

Comment instaurer les conditions d’une telle chance ? D’une certaine façon, le poète, parce qu’il reste un sujet, n’a rien à faire. Il s’arrange seulement pour que cela puisse se faire. Composant, il établit des connexions [8]. Mais qu’est-ce qui doit se faire au juste ? Quelque chose doit se faire, autrement ce serait la contrainte et la paresse, le règne indéfini du même. Cependant, s’il est exact que le poète ne fait rien, alors on pourrait se dire que ce qui agit est un double de sa personne, un démon, un corps astral : tel n’est pas le cas. Ce double n’est pas un autre sujet qui viendrait prendre la relève du premier, car il n’est pas un sujet du tout. En revanche il est le mouvement qui advient lorsque sa chance a été donnée au monde.

Voilà pourquoi on est fondé à parler d’un effet de double. Le double n’est pas un autre moi plus créatif ou plus grand que moi, mais il est l’effet d’un changement de règle, lorsqu’on est passé au risque et à l’altérité, et qu’on a préféré la nature à l’artifice [9].

Voix moyenne, effet de double et poésie naturelle

Comment ce changement de règle se marque-t-il dans le style ? Un caractère de Char dans son œuvre poétique est la surreprésentation de la voix moyenne. Cette dernière traduit un effort de la langue poétique en direction de la nature. Qu’est-ce que la voix moyenne ? C’est le fait de maintenir le procès porté par le verbe dans un état où le sujet ne peut pas être envisagé en dehors du geste exprimé par le verbe [10]. On parle de compléments d’objet interne pour des expressions comme chanter une chanson, courir un marathon, vivre sa vie. Cela signifie que l’objet grammatical, dans de telles expressions, n’est rien de plus que l’actualisation de ce qui est signifié une première fois dans le verbe. Quant aux phrases à la voix moyenne, dans le même esprit on pourrait dire qu’elles comportent un sujet interne. Par exemple, lorsque le tonnerre gronde, on comprend qu’il est impossible d’envisager un tonnerre qui, dans certaines circonstances, ne gronderait pas.

Dans les poèmes de Char, la voix moyenne se traduit en particulier par l’emploi pronominal de verbes qui, en français standard, peuvent être aussi bien transitifs. Mais souvent des verbes d’état ou de mouvement y résonnent également à la voix moyenne :

Beauté, je me porte à ta rencontre dans la solitude du froid. Ta lampe est rose, le vent brille. Le seuil du soir se creuse. (Char, 1983 : 136.)

Dans le sentier aux herbes engourdies où nous nous étonnions, enfants, que la nuit se risquât à passer, les guêpes n’allaient plus aux ronces et les oiseaux aux branches. L’air ouvrait aux hôtes de la matinée sa turbulente immensité. Ce n’était que filaments d’ailes, tentation de crier, voltige entre lumière et transparence. Le Thor s’exaltait sur la lyre de ses pierres. Le mont Ventoux, miroir des aigles, était en vue.
Dans le sentier aux herbes engourdies, la chimère d’un âge perdu souriait à nos jeunes larmes. (Ibid. : 239.)

En cette fin des temps aux travestis enfantins, c’est à une lumière du crépuscule, non fautive, que nous vouâmes notre franchise. Lumière qui ne se contractait pas en se retirant mais demeurait là nue, agrandie, péremptoire, se brisant de toutes ses artères contre nous. (Ibid. : 468.)

Dans la boucle de l’hirondelle un orage s’informe, un jardin se construit. (Ibid. : 262.)

On remarquera que, par sa présence auprès du verbe, le sujet grammatical, permettant au verbe de se conjuguer à un mode personnel, est affecté (comme écrirait Benveniste) ou encore s’altère en ceci qu’il n’est jamais en excès par rapport au procès. Quand un orage s’informe ou qu’une lumière se brise de toutes ses artères, quand l’airouvre son immensité ou que le vent brille, le sujet grammatical n’est pas celui qui, éventuellement, passe à l’acte, mais qui également pourrait se tenir en réserve. En revanche il est entièrement impliqué dans son propre mouvement de venue à l’existence. Le sujet est inféodé au verbe. Pas plus l’orage ne peut être conçu hors de son mouvement de prendre forme, que l’abbaye du Thor hors de son exaltation au sommet de sa colline provençale, ou l’air lumineux en dehors de son ouverture. Et même, il semble que moi, me portant en avant dans le premier extrait, je n’existe et ne parle que dans la mesure où je me porte en avant, où je surgis dans mon geste et dans ma parole.

Cet usage de la voix moyenne chez René Char nous permet de mieux comprendre comment la poésie engendre un effet de double. En effet – et surtout lorsqu’un verbe de forme pronominale est employé, le sujet grammatical se redouble dans le pronom réfléchi en fonction d’objet. Le même apparaît ainsi à la fois sous les traits d’un sujet grammatical, et d’un objet grammatical. L’orage s’informant semble modeler un second orage. Étant son propre auteur, il semble se dédoubler. Mais, en réalité, il n’y a pas deux orages. Un orage est une formation – un processus. D’une part l’orage qui arrive, et d’autre part la manifestation de l’orage, non seulement sont concomitants, mais même sont numériquement identiques. Tous les deux sont le même orage dont le déclenchement inopiné est justement exprimé par l’alliance grammaticale du verbe conjugué à un mode personnel, et de son sujet interne.

Or, ce mouvement de la voix moyenne par lequel le sujet interne ne fait rien d’autre que se déployer dans son verbe nous conduit à resituer la poésie selon Char dans la tradition d’une poésie et d’une philosophie de la nature qui remontent au XVIIIe siècle. De quoi s’agit-il ? Disons pour commencer que la voix moyenne relève plus d’une nature au sens grec de φύσις, que d’une fabrication, ou ποíησις. Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, 6, 4, 2, oppose l’action (πρᾶξις) à la création (φύσις), et dans la Physique, 2, 1, 1 il décrit la φύσις comme une force créatrice responsable de l’existence des animaux, des plantes, des corps simples et des composés. Il se passe donc que naturellement la plante pousse ou la fleur fleurit sans excéder – sans précéder logiquement ou chronologiquement, leur propre poussée tandis qu’on peut concevoir sans heurt logique un menuisier ou un homme politique partit en vacances. De fait, ni le menuisier ne se confond avec ses meubles, ni le politique avec son œuvre politique.

Et il apparaît que le vent qui, chez René Char, brille, ou le locuteur qui se porte en avant, participent d’une nature ainsi entendue.

Que Char ait envisagé comme naturelle sa propre poésie, c’est ce que nous incite à croire un texte comme celui-ci, où le poète, célébrant l’œuvre d’Arthur Rimbaud, en prend aussi de la graine pour sa propre écriture :

Fait rare dans la poésie […] du XIXe siècle, la nature chez Rimbaud a une part prépondérante. Nature non statique, peu appréciée pour sa beauté convenue ou ses productions, mais associée au courant du poème où elle intervient avec fréquence comme matière, fond lumineux, force créatrice, support de démarches inspirées ou pessimistes, grâce. (Ibid. : 730.)

Le projet d’une poésie comme nature n’est pas une trouvaille de Char. Il fut d’abord un lieu commun du romantisme allemand, lieu commun qui avait sa source dans laCritique de la faculté de juger de Kant. Évoquons Schelling qui estimait que le Moi absolu, prenant conscience de lui-même, se révèle à lui-même dans la forme des œuvres d’art, lesquelles, loin d’être des imitations ou des représentations, sont d’emblée une « présentation » [11]. Ici la nature est le mouvement par lequel l’Idée est en train de se déployer. Du coup, l’art humain n’est pas essentiellement différent de la nature végétale ou animale. Une continuité existe de l’une à l’autre. L’art est un aboutissement de la nature, loin d’être en rupture avec elle. De la même époque, on doit à Friedrich Schlegel cet aphorisme où s’exprime ladite continuité : « Comme l’enfant est, en fait, ce qui veut devenir un homme, ainsi le poème est une chose naturelle, voulant devenir une œuvre d’art. » (Schlegel, 1996 : 100.) Quant à Novalis, il assimilait la production artistique d’une forme à la mise au monde d’un organisme vivant : « Faire un poème, c’est engendrer. Tout poème doit être un individu vivant. » (Novalis, 1992 : 265.) Et de résumer sa pensée dans les termes suivants : « La poésie de la nature est bien l’objet propre de la poésie d’art. » (Ibid. : 261.)

Nous avons dit que cette poésie de la nature dérivait de Kant. Dans le passage suivant, ce dernier distingue beauté libre et beauté adhérente : « Il y a deux espèces de beauté : la beauté libre (pulchritudo vaga) ou la beauté simplement adhérente (pulchritudo adhaerens). La première ne suppose nul concept de ce que doit être l’objet ; la seconde suppose un tel concept, ainsi que la perfection de l’objet par rapport à ce concept. […] Des fleurs sont de libres beautés de la nature. » (Kant, 2013 : 208.) Dans ce texte il faut entendre le verbe supposer au sens scolastique de désigner ce qui est à l’extérieur de soi. De fait, la suppositio scolastique est ce que la linguistique moderne nommerait le geste de faire référence. Quant à la beauté libre des fleurs, elle ne fait référence à rien. Elle ne gît pas dans la proximité de sa forme avec quelque modèle ontologiquement antérieur à elle. Par où sa beauté peut être dite naturelle.

Mais, d’un autre côté, on constate aussi que René Char rompt avec cette tradition allemande de la nature en ceci que, pour Schelling, ce qui se réalise naturellement dans l’histoire, c’est la subjectivité – à savoir le Moi absolu, tandis que Char récuse la notion moderne de l’histoire avec ses fantômes de transcendance et ses affabulations téléologiques. De ce point de vue, Char est proche de Heidegger lorsque celui-ci renvoie dos à dos le sujet et l’histoire. Dans le passage suivant, Heidegger fait parler un personnage dans un dialogue :

La relation du moi et de l’objet, cette relation sujet-objet dont il est tant parlé et que je considérais comme la plus universelle, n’est manifestement qu’une variante historique du rapport de l’homme à la chose. (Heidegger, 1976 : 169.)

Et dans cet autre passage du même auteur, est décrite une ouverture du monde à la voix moyenne, suivant une thématique rencontrée chez René Char :

La Libre étendue est l’étendue qui […], rassemblant toutes choses, s’ouvre elle-même, de sorte qu’en elle l’Ouverture est […] tenue aussi de laisser toute chose éclore en son repos. [Alors] les choses qui apparaissent en elle perdent leur caractère d’objets. (Ibid. : 157.) [12]

Ajoutons que chez Heidegger l’abandon de l’opposition du sujet et de l’objet s’accompagne de l’abandon de la représentation. Cela nous intéresse, car nous allons voir que, chez René Char, la dialectique de la trace est, si on peut dire, ce qui remplace le travail de la représentation. Dans l’extrait qui suit, est nommée horizon cette configuration où le monde, pris comme ensemble de tous les objets, se prête à une représentation par le sujet :

Dans la représentation, tout est déjà devenu un objet – un objet qui nous fait face au sein d’un horizon. (Ibid. :158.)

On a compris que les fleurs qui poussent ne représentent rien : pas même elles-mêmes, et que l’orage de Char, s’informant, ne se donne pas naissance à lui-même. L’idée que quelque chose se redouble dans la nature, que cette dernière soit sauvage ou artistique, vient de ce que, dans notre esprit, est encore en vigueur le schéma métaphysique de l’objet opposé au sujet. Et nous croyons repérer dans le sujet grammatical la traduction d’un sujet métaphysique. De ce point de vue, on peut dire que la surreprésentation de verbes pronominaux chez René Char est un grincement de la langue qui nous fait signe. En dysfonctionnant quelque peu, la langue de Char nous encourage à changer de logiciel, ou mieux : à embrasser une autre règle, celle de la chance, où la jactance des sujets individuels est interdite.

Que Char estime que l’histoire au sens moderne de progrès vers un horizon téléologique entre en conflit avec la poésie et avec l’art, cela se déduit d’une proposition comme celle-ci :

Braque est celui qui nous aura mis les mains au-dessus des yeux pour nous apprendre à mieux regarder et nous permettre de voir plus loin, passée la ligne des faits d’histoire et des tombeaux. (Char, 1983 : 679.)

Char ne veut ni de la transcendance du sujet moderne, ni du progrès selon l’histoire moderne, parce qu’à ses yeux ces mots d’ordre invitent à mettre le présent de l’action souveraine au service d’un futur fantasmatique et à rendre serfs les gestes des hommes [13]. Dès lors, comment définir la poésie naturelle selon Char ? Elle consiste dans une activité de la présence où le sujet moderne se saborde, nous donnant accès à la création :

Être-au-monde est une belle œuvre d’art qui plonge ses artisans dans la nuit. (Ibid. : 494.)

On voit que le double qui prend l’initiative à la place de l’individu, en fait, c’est la nature. Cependant, la nature est totale. Aussi, à proprement parler, elle n’est le double de rien. Quant à la phrase de Char, avec sa syntaxe travaillée par la voix moyenne, elle peut se lire ou bien comme grosse d’un dédoublement, ou bien comme le jardin où les choses enfin débarrassées du joug subjectif adviennent naturellement c’est-à-dire se déploient et s’altèrent, s’écrivent ou se peignent, surgissent, se forment enfin selon leur rythme et leur vérité à elles, rythme et vérité que nous gagnerions à adopter pour quitter l’aliénation moderne.

Reste à examiner quel est le statut de l’œuvre d’art dans une poésie impersonnelle de la nature reconquise. Nous allons trouver que la trace joue un rôle essentiel. Considérant cette dernière, nous verrons se dessiner un nouveau style de dédoublement, où sera sauvegardée, cette fois, la pleine souveraineté du geste créateur.

Paradoxes temporels de la nature

Si on s’en tient à une conception de la création suivant le sujet et l’objet, d’abord il y a le monde objectif, puis un regard sur le monde (on pense à la peinture par exemple), et enfin il y a l’ouvrage. Alors le geste créateur, se mettant au service d’une représentation, vient en deuxième. Mais avec Georges Braque tel que René Char le met en scène, il passe ceci. Le monde ne précède pas le geste de faire l’ouvrage, si bien qu’on dirait inversée la chronologie. Ceux que Braque a l’air de contempler pour les représenter, ce sont ses futurs tableaux, lesquels se confondent avec les murs du Palais des Papes en Avignon où seront plus tard accrochés lesdits tableaux. Ainsi l’ordre de l’avant et de l’après : du modèle et du portrait, bat de l’aile. Cependant il se peut que cette difficulté logique n’en soit pas une, car au fond plus rien ne représente rien. Lorsque le peintre, abolissant la temporalité chronologique qui met certains moyens au service de certaines fins, et détrônant également le sujet qui veut maîtriser le monde pour se libérer lui-même – lorsque le peintre, donc, instaure une souveraineté en se mêlant au monde, alors il n’y a que le monde, et celui-ci prend figure à la surface heureuse de nos perceptions. Ce monde, c’est indifféremment un mur du Moyen-âge, et une série de tableaux du XXe siècle. Voici le texte de Char sur Braque :

Braque, lorsqu’il peignait à Sorgues en 1912, se plaisait, après le travail, à pousser une pointe jusqu’à Avignon. […] Il s’asseyait à même la pierre, et dévisageait, en la convoitant, la demeure qui n’était solennelle et au passé que pour d’autres que lui. Les murs nus des salles intérieures le fascinaient. “Un tableau accroché là, s’il tient, pensait-il, est vérifié.” Il attendit, pour le savoir, l’année 1947, année au cours de laquelle ses œuvres y furent mises en évidence. (Ibid. : 678.)

Si on s’en tient à une conception où objet et sujet se tiennent face à face, alors le geste de Braque, parce qu’il se représente lui-même à la voix moyenne, a l’air d’être un geste subjectif qui, dans l’anticipation, représente, en quelque sorte, une autre version de lui-même, comme si la fleur, fleurissant, était un artisan copiant une autre fleur située, elle, soit dans l’avenir vers lequel elle tend, soit dans l’esprit d’un créateur omnipotent. Lorsque Braque peint, il donne aux choses la souveraineté de se peindre, de s’effectuer, de faire monde, lequel n’est alors rien d’autre que ce processus ininterrompu de formation ; mais on pourrait croire également que, voyant comme par magie ses futurs tableaux, il les copie, comme si ces derniers, dans une autoréférentialité incongrue, n’avaient pour vocation que de se représenter eux-mêmes, et, ce faisant, comme s’ils hésitaient bizarrement entre représentation et refus de la représentation [14].

Éric Marty appelle « métalepse » la figure « qui a pour caractéristique de dérégler les relations de cause-conséquence, d’antériorité et de postériorité » (Marty, 2008 : 65). Il en relève des occurrences chez Mallarmé, Rimbaud et Char. Notre hypothèse est que, chez René Char, la métalepse est un symptôme du geste abolissant la chronologie. Dans les énoncés suivants, sujet et objet, intention et réalisation, avant et après, ne s’opposant plus, partent en fumée. La nature souveraine a annulé l’individu récriminant, source de la temporalité chronologique :

Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. (Char, 1983 : 162.)

À chaque effondrement des preuves le poète répond par une salve d’avenir. (Ibid. : 167.)

Attente, durée et longueur de temps

Ainsi il paraît que dans la nature la création est indifférente à la chronologie, et même, Braque vérifiant ses tableaux en dépit de la chronologie, qu’elle tient sa vérité d’une telle indifférence. Cependant, si on n’observe pas dans l’œuvre naturelle cette forme téléologique du temps qui, ramenant à certaines fins postérieures certains moyens techniques antérieurs, ferait de la création un acte contraignant et artificiel [15], quand même on y repère une épaisseur temporelle, ni la plante ni le tableau ne parvenant à leur fleur d’un coup de baguette naturelle. Cela se dessine, ou s’écrit, ou se porte en avant – progressivement.

Donc il est bon de distinguer du délai chronologique (qui n’a pas vraiment de rôle en poésie) ce que, suivant la terminologie de Bergson, on peut appeler la durée. Char souligne l’importance de cette épaisseur du temps qui ne se mesure pas en années, mais abolit les années :

En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps. (Char, 1983 : 733.)

Dans ces conditions, il arrive qu’un geste chronologiquement étendu jaillisse avec l’intensité de l’éclair, et également qu’une célérité particulièrement intense soit vécue durablement. Rimbaud, qui mit plusieurs années à écrire ses poèmes, s’est, d’après Char, manifesté en « un seul trait de scie » (ibid. : 728). Quant aux artistes paléolithiques, dont les images ont parcouru des millénaires avant d’aboutir à notre lumière, on peut dire d’eux qu’ils « n’ont pas attendu en vain » [16]. Ainsi il faut entendre que, de la surface peinte, les cerfs de Lascaux surgissent maintenant. Certes la chronologie tend à nous éloigner d’eux, mais l’intensité de leur surgissement pictural donne à leur présent ancien une présence éminemment actuelle :

Les eaux parlaient à l’oreille du ciel.
Cerfs, vous avez franchi l’espace millénaire,
Des ténèbres du roc aux caresses de l’air.

Le chasseur qui vous pousse, le génie qui vous voit,
Que j’aime leur passion, de mon large rivage !
Et si j’avais leurs yeux, dans l’instant où j’espère ? (Ibid. : 351.)

Et dans le texte suivant, c’est l’histoire entière de l’humanité qu’on aperçoit dans un raccourci intense. Car, poétiquement, tout se passe toujours actuellement :

Il y eut le vol silencieux du Temps durant des millénaires, tandis que l’homme se composait. Vint la pluie, à l’infini ; puis l’homme marcha et agit. Naquirent les déserts ; le feu s’éleva pour la deuxième fois. L’homme alors, fort d’une alchimie qui se renouvelait, gâcha ses richesses et massacra les siens. Eau, terre, mer, air suivirent, cependant qu’un atome résistait. Ceci se passait il y a quelques minutes. (Ibid. : 512.)

Parfois, on dirait même que l’intensité d’où procède la durée est proportionnellement inverse à son développement chronologique. Plus c’est court à nos montres, plus cela dure ; et plus c’est intense, plus cela traverse les ans sans prendre une ride, ramenant les millénaires à de la poussière chronologique. « L’éclair me dure », écrit le poète. Voici d’autres énoncés analogues :

Durée : la brûlure du chant d’un coq. (Ibid. : 563.)

Et comme fut longue à venir à nos épaules la montagne silencieuse. (Ibid. : 515.)

Dans la seconde phrase, nous comprenons que la longueur signalée est une affaire d’intensité, tandis que la présence de la montagne est, chronologiquement, à peu près instantanée. La durée est donc un autre nom pour l’intensité d’une présence en acte : à savoir, ici, une marche en montagne. Intensité et durée varient pareillement. C’est pourquoi, non pas les vieux ouvrages sont forcément plus présents que les récents, mais ce qui fait la valeur d’une œuvre c’est l’attente où elle nous installe. Une pareille attente n’est pas l’empan qui sépare le début et la fin d’un processus, mais elle consiste dans une altérité où surgit du monde ; dans une épaisseur, qui est une qualité du temps ; dans un espace à franchir (comme pour les cerfs de Lascaux), ou encore (empruntons une image à la physique, Char nous y invitant avec son éclair qui dure) dans une tension entre deux pôles.

Soient les passages suivants, où on voit comment la nature, ce mouvement du monde prenant forme, est capable d’une telle attente dénuée de tout point de fuite téléologique :

Aromates, est-ce pour vous ? Ou toutes plantes qui luttez sous un mur de sècheresse, est-ce pour vous ? (Ibid. : 321.)

Il n’y a pas de progrès, il y a des naissances successives, l’aura nouvelle, l’ardeur du désir, […] le consentement des mots et des formes à faire échange de leur passé avec notre présent commençant, une chance cruelle. (Ibid. : 586.)

Le présent-passé, le présent-futur. Rien qui précède et rien qui succède, seulement les offrandes de l’imagination. (Ibid. : 513.)

Pourquoi, nous occupant du double, insistons-nous sur l’attente ? Parce que celui qui attend risque de passer pour quelqu’un qui ne fait rien et qui, par conséquent, laisse passivement les choses se faire en dehors de lui. De fait, voici un poème où des techniciens : des maçons compétents ne saisissent pas la vraie nature de l’attente. Ils jugent absurde un geste amoureux qui, semblant se refaire indéfiniment, ne lègue aucun produit fini différent de lui :

Sur l’aire du courant, dans les joncs agités, j’ai retracé ta ville. Les maçons au large feutre sont venus ; ils se sont appliqués à suivre mon mouvement. Ils ne concevaient pas ma construction. Leur compétence s’alarmait.

Je leur ai dit que, confiante, tu attendais proche de là que j’eusse atteint la demie de ma journée, pour connaître mon travail. À ce moment, notre satisfaction commune l’effacerait, nous le recommencerions plus haut, identiquement, dans la certitude de notre amour. Railleurs, ils se sont écartés. Je voyais, tandis qu’ils remettaient leur veste de toile, le gravier qui brillait dans le ciel du ruisseau et dont je n’avais, moi, nul besoin. (Ibid. : 315.)

René Char n’était pas homme à attendre les bras croisés. Il avait l’attente active, voire mobilisée. On trouve chez Heidegger un usage voisin de l’attente, lorsque ce dernier met en regard le sujet et l’horizon. Le sujet, en effet, a un point de vue. Aussi, le monde se présente à lui ourlé d’horizon. L’attente est alors ce mode d’être au monde où il n’est plus question, ni de sujet, ni d’horizon : « Une fois en attente, nous sommes […] libérés de la relation transcendantale à l’horizon. » (Heidegger, 1976 : 164.) D’après Heidegger, le monde en attente se donne dans une ouverture plutôt que suivant un horizon. On sait par ailleurs que Heidegger n’eut pas, de l’attente, une pratique aussi admirable que Char. Braque, de son côté, savait attendre. Les artistes paléolithiques aussi. Ces peintres permirent à la nature de déployer son intensité hors du cloisonnement triste de l’horizon : à la surface de murs ou sur des parois bien en vue. Ainsi attendant, ils laissèrent s’exprimer un graphisme qui n’était pas centré sur leurs personnes.

Une question se pose, cependant. Si seule existe, immanente et une, la nature qui agit, alors comment un ouvrage peut-il se détacher d’une action naturelle et ainsi nous être transmis ? Comment l’attente peut-elle produire autre chose que des figures bientôt emportées par le courant du ruisseau ? À la place de la nature doublant illusoirement le sujet, nous allons découvrir à présent un autre dédoublement, conforme, celui-là, à la vraie nature de la poésie.

Quand traces et preuves se doublent souverainement l’une l’autre

De nouveau, considérons Georges Braque devant le Palais des Papes. Il y a un moment où la peinture n’est pas tracée nettement – pas vérifiée, et un autre où le trait s’est assez précisé pour qu’on y voie clair. Dans cette épaisseur temporelle, qui n’est pas forcément chronologique, prend place l’opposition entre preuves et traces, opposition dont il est question dans un entretien que Char mit au point pour l’édition de ses Œuvres complètes chez Gallimard en 1983. On comprend alors que c’est parce que la trace diffère de la preuve qu’une patience est requise, qu’un désir se forme, qu’une intensité vibre. Voici les premières lignes du dialogue :

France Huser : – Quand nous nous sommes promenés tout à l’heure dans le pré qui longe votre maison, vous m’avez montré un muret de pierres sèches : “une preuve pléthorique”, m’avez-vous dit, et, avez-vous ajouté devant quelques pierres grisonnantes sous les racines d’un arbre, “une trace”.

René Char : – Probare, c’est éprouver, et plus tard : jeter en avant la preuve. La trace, elle, est l’habitante négligeable du présent. Elle ne cherche pas à développer un plaidoyer, mais reste un souvenir vite reconnu, un gué de hasard. Et le plus aromatisé étant généralement un raccourci, elle est une avance sur l’ouvrage humain. Elle ne peut être entièrement reconstituée qu’à partir de cette évidence. Mais toutes deux, la trace et la preuve, nous sont essentielles. Ce qu’on peut rechercher c’est le langage de ces objets qui sont à la fois l’un et l’autre – ils sont des preuves, mais ne veulent rien prouver que l’inégalité des degrés et des forces dans les grands écarts du provenant. Les traces ne doivent pas forcément demeurer. (Ibid. : 821.)

Au début se trouvent les pierres grisonnantes. Des traces et des preuves, relevons une propriété déjà rencontrée, à savoir l’apparente inversion de la chronologie consécutive. Car la trace, au lieu de venir après ce dont elle est la trace, est située en amont, et le geste poétique consiste à se mettre en attente pour que la trace tourne à la preuve. Cela désire, donc une événementialité se dessine : il y a quelqu’un, ou quelque chose. Ce n’est pas le désastre. Ainsi, les traces et les preuves ne sont pas des instances différentes qui interviendraient lors de deux étapes distinctes d’une mise en adéquation de la parole et du monde. En revanche elles sont la même chose, à savoir le monde naturellement vrai, mais celui-ci est originellement dédoublé par la mise en attente qu’instaure la poésie. Il n’y a pas d’abord des traces dans le monde, qui ensuite, éventuellement, deviendraient les preuves, au sein d’un discours vrai sur le monde, qu’une troisième chose, plus ancienne, a eu lieu, mais il y a le désir qui, instaurant l’attente, fait que du monde se produit. Alors les traces apparaissent comme une rumeur confuse s’offrant à jaillir sous l’espèce de preuves, ou encore pro-venant, selon la forgerie étymologique du poète [17].

Le monde est à la fois ce qui, en tant que traces, est en attente, et ce qui jaillit en preuves sous la semelle du marcheur, sous la main et sous le regard du poète ou du peintre. Il est un jaillissement qui attend, et une attente jaillissante. Il a besoin des deux pour être un monde. Sans l’attente qui crée une tension entre traces et preuves, il n’y aurait pas de place pour cette événementialité qui est le tissu du monde. C’est pourquoi, chez René Char, la trace est indifféremment sauvage ou anthropique. Communément on distingue la trace artificielle, celle laissée par un geste d’autrefois : c’est le vestige, et la marque naturelle : par exemple, à la surface d’une paroi, telle coulée de calcite dont l’artiste paléolithique prend occasion pour figurer un animal. Mais poétiquement, il n’est pas important que la trace soit produite par des hommes ou par l’érosion, car dans les deux cas une même nature est à l’œuvre. Et dans tous les cas la trace exprime la même patience du monde. C’est pourquoi laisser est le seul verbe convenant à la trace. Une preuve ne peut pas se laisser : elle doit surgir. Mais pour que cela se prouve, pour qu’une action se dessine, pour qu’un printemps lève, il faut cette jachère de la trace laissée, et qu’on a le droit de négliger, Char la qualifiant en effet de « négligeable ». Car la trace ne fait aucun chantage contraignant ; son attente est une pure disponibilité.

Sous la main du poète, donc, la preuve pro-vient tandis que la trace se laisse :

Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. (Char, 1983 : 382.)

Aussi, l’inventeur et le découvreur font la même chose. Certes l’un a l’air de viser le futur et l’autre le passé, mais nous avons vu que cette opposition n’est pas naturelle. Patients et attentifs, les deux permettent aux traces de trouver leur langage : de se proférer graphiquement, de se surligner ou de s’écrire, c’est-à-dire de se redoubler jusqu’à l’évidence [18]. Où on voit que le monde n’est rien d’autre qu’une rumeur en surface (audible sur le sol de la montagne, ou sur la paroi à peindre, ou sur le feuillet à enluminer [19], ou sur la voûte céleste), se présentant à la voix moyenne, et dénuée d’horizon comme de point de vue subjectif :

Parmi tout ce qui s’écrit hors de notre attention, l’infini du ciel, avec ses défis, son roulement, ses mots innombrables, n’est qu’une phrase un peu plus longue, un peu plus haletante que les autres. (Char, 1983 : 453.) [20]

Le monde est ce qui se trace. Or son tracé est graphique. Le monde est donc une écriture en acte, écriture de plantes et de rochers à laquelle il s’agit de participer, voire qu’il faut faire advenir dans la patience, dans l’attention et la précision du geste. D’où l’œil aux aguets de Char ; d’où Braque scrutant son mur ; d’où l’artiste paléolithique sensible aux inégalités de la paroi (aux « inégalités […] du provenant », comme dirait Char), surlignant l’animal qui s’y dessine [21].

Considérons une méditation de Char sur Van Gogh. On dirait que le peintre, peignant un paysage des Alpilles alors qu’il était hébergé à l’asile de Saint-Rémy-de-Provence, pressentit Glanum, ville antique que les fouilleurs ne devaient mettre au jour que quelques décennies plus tard. En réalité, ni Van Gogh n’a inventé Glanum, ni il ne l’a découvert. Plutôt, il l’a conduit à se tracer dans ce geste anticipateur où le nouveau est un renouveau c’est-à-dire la réitération d’une origine, tandis que cette dernière, n’étant pas chronologiquement située au début, est ce qui affleure dans la présence. Van Gogh est donc, d’après Char, « un juste que l’asile de Saint-Paul-de-Mausole recueillit dément à quelques centaines de mètres de Glanum encore sous terre, et pourtant déjà désignée par une arche naturelle en berceau dans la montagne, que Van Gogh avait peinte dans l’un de ses tableaux avec le plus d’affinement » (Char, 1988 : 171).

Voici en quel sens on peut dire que la preuve est le double de la trace. La preuve procède de la trace comme la ligne est le dévidement du point ou encore comme la fleur, depuis son sillon, émerge de la graine. Mais aucune des deux n’est antérieure à l’autre. Et aucune des deux n’est la mue ou le simulacre ou le reflet de l’autre. Aucune n’est un portrait tenant lieu de l’autre en l’absence de l’autre. C’est pourquoi les deux, tenues ensemble, sont si vivantes et si vraies, loin d’être aliénantes et mortelles [22]. Évoquons Lola Abba, dont le spectre se présenta au domicile de Char enfant après que, s’aidant d’une bougie, il eut aperçu ce nom sur une pierre tombale du cimetière de L’Isle-sur-Sorgue [23]. Il nous semble décidément que cette Lola Abba n’est pas un vain fantôme. En effet elle est à la fois une trace à peine lisible, et une jeune fille bien vivante. Être à peine lisible, cela rend patient. Or il faut cette patience pour que germe une vraie nouveauté. L’éternelle jeunesse de Lola Abba est à mettre en rapport avec le caractère à peine lisible de son inscription funéraire.

En Lola Abba on ne peut pas dissocier le signe, et ce vers quoi il fait signe. Lola Abba est un nom d’autrefois, et une jeune fille maintenant. Aussi, en sa présence, aucun moyen n’est mis au service d’aucune fin. Lola Abba, venant à son heure, est souveraine.

On n’en remarque pas moins, chez elle, le dédoublement d’une épitaphe et d’un spectre. Elle est donc une trace, mais peu importe de quel passé funèbre elle est la trace. Elle n’est pas un indice à soumettre à la question : elle est une trace qui se trace et qui rêve – ou se rêve ; qui s’écrit et qui se dessine. Mise en relief par la lumière vive d’une bougie naturelle, elle s’enlumine. En attente ou désirée, elle provient. Elle n’est pas un revenant, mais un provenant.


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  • SULZER, Caroline, « Schelling, l’art et l’absolu », préface à La Philosophie de l’artde Schelling, Éditions Jérôme Millon, Grenoble, 1999.
  • TEILHARD DE CHARDIN, Pierre, Écrits du temps de la guerre, 1916-1919, Les Cahiers rouges, Grasset, Paris, 1965.

[1] Que les dieux nous habitent, nous pouvons le tirer des vers suivants : « Les dieux, habitez-nous ! / Derrière la cloison, / Nul ne veut plus de vous. » (Char, 1983 : 557.)

[2] Ceci parce que Char, à l’énoncé 22 des Feuillets d’Hypnos, fera la satire des « prudents », ces paresseux blottis dans leurs maisons tandis que dehors s’abat la répression (Char, 1983 : 180).

[3] Voir Libera, 2014 : 87 et sq. Le sujet au sens moderne ou cartésien désigne celui à qui on peut attribuer actions, paroles et pensées. Il se distingue du sujet aristotélicien (ὑποκείμενον, subjectum), qui est ce dont on peut dire quelque chose – ce à quoi on peut attribuer des prédicats : non pas celui qui parle, donc, mais ce dont on parle.

[4] Que le maquis soit un lieu de beauté, c’est ce que signale le dernier énoncé numéroté des Feuillets d’Hypnos : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. » (Char, 1983 : 232.)

[5] « L’éclair me dure. » (Char, 1983 : 378.) « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel. » (Ibid. : 266.)

[6] Voir à ce propos l’énoncé 30 des Feuillets d’Hypnos (ibid. : 182).

[7] Utilisée dans les Feuillets d’Hypnos, l’expression « agir en primitif et prévoir en stratège » (ibid. : 192) nous semble exprimer au mieux cette chanceuse coalescence du calcul et de l’action.

[8] « Conduire le réel jusqu’à l’action », note Char dans les Feuillets d’Hypnos (ibid. : 175). On dirait que le poète aide le monde à basculer dans l’action plus qu’il n’agit lui-même. De même, à l’énoncé 130 (ibid. : 206), le locuteur déclare avoir « confectionné avec des déchets de montagne des hommes qui embaumeront quelques temps les glaciers » : mais « la suite appartient aux hommes », précise-t-il en exergue du même ouvrage (ibid. : 173).

[9] Si nous parlons ici de règle poétique, ce n’est pas au sens où la création serait soumise à certaines règles, mais parce que Char, dès les années 1930, a écrit cette phrase qui semble un programme : « Il va falloir changer ma règle d’existence. » (Ibid. : 52.)

[10] Émile Benveniste définissait la voix moyenne en indo-européen comme la « diathèse interne » qui s’oppose à la voix active, ou « diathèse externe », dans un système où la voix passive n’existe pas. Il affirmait que le verbe à la voix moyenne indique un procès où est requise la participation du sujet grammatical. Il disait en effet que le sujet d’un verbe à la voix moyenne effectue le procès en s’affectant (Benveniste, 1966 : 172-173).

[11] Ce terme de « présentation » est celui qu’emploie Caroline Sulzer, 1999 : 25.

[12] Cette thématique se rencontre aussi dans les Élégies de Duino de Rilke, que Char admirait.

[13] « Comment la fin justifierait-elle les moyens ? Il n’y a pas de fin, seulement des moyens à perpétuité, toujours plus machinés. » (Char, 1983 : 767.)

[14] Nous nous appuyons ici sur Mireille Raynal-Zougari (1998 : 6-7), laquelle, étudiant les images chez René Char, explique qu’elles interviennent « entre poésie littérale et poésie imageante », « entre autoréférence et référence ».

[15] C’est Char lui-même qui emploie en mauvaise part le terme d’artifice. Par opposition à la bougie, éclairage naturel, l’artifice de la lumière électrique l’empêche de voir les constellations se dessiner sur la voûte céleste : « Il fait nuit. Les artifices qui s’allument me trouvent aveugle. » (Char, 1983 : 362.) Ailleurs, parlant de sa conception de la poésie, Char satirise « ce congédié : l’artificialisme » (ibid. : 741). En outre, à la contrainte qui procède de l’aliénation il préfère l’astreinte, laquelle est une obligation souverainement assumée, les « grands astreignants », dont on trouve la liste (ibid. : 711), étant les poètes, peintres et autres visionnaires dont l’auteur souhaite recueillir l’héritage.

[16] En 1974 Char eut vent de la découverte par Leroi-Gourhan d’une grotte ornée en partie immergée. L’expression que nous citons est rapportée par Jean Pénard, 1991 : 85.

[17] Parlant de rumeur confuse nous avons en tête la façon dont Leibniz décrit les perceptions, sachant qu’à ses yeux non plus aucun horizon n’est concevable, la monade comprenant d’emblée la totalité de ce qui existe : « Les perceptions de nos sens, lors même qu’elles sont claires, doivent nécessairement contenir quelque sentiment confus car, comme tous les corps de l’univers sympathisent, le nôtre reçoit l’impression de tous les autres […]. Et c’est à peu près comme le murmure confus qu’entendent ceux qui approchent du rivage de la mer vient de l’assemblage des répercussions des vagues innumérables. » (Leibniz, 1993 : 71-72.) En outre, que le monde dans sa visibilité fugace soit une sorte de rumeur, c’est ce dont Char témoigne en particulier lorsque, dans son dialogue, il dit ceci : « Heureusement que j’ai l’ouïe fine, comment ferais-je pour distinguer un astre d’un autre ? » (Char, 1983 : 827.)

[18] Dans La Peinture préhistorique, Lascaux ou la naissance de l’art, 1955, Georges Bataille appelle évidence l’irréductibilité de la « Licorne » de Lascaux à toute signification référentielle. Chez lui comme chez René Char, la souveraineté d’une figure écrite ou peinte (mais ici, la distinction entre les deux n’est plus pertinente) est fonction d’une telle évidence.

[19] Nombreux sont les manuscrits enluminés des poèmes de Char. Tantôt le poète enluminait lui-même ses poèmes, tantôt il confiait cette tâche à des amis peintres comme Victor Brauner ou plus tard Maria-Helena Vieira da Silva (voir Marie-Claude Char, 1992). Quant à la grande proximité de l’écriture poétique et de la graphie picturale, elle conduit Margaret Montagne à user du terme de « pictopoètes » (Montagne : 2003 : 61-71).

[20] Par ailleurs, l’idée que l’écriture poétique consiste à tracer les constellations (ou à les laisser se tracer, à la voix moyenne) en se promenant à la surface du ciel nocturne, cette idée est au principe de la composition d’Aromates Chasseurs, recueil publié en 1975.

[21] Parce qu’elle nous semble correspondre au propos de Char, nous reprenons ici une thèse chère à Jean Clottes, qu’il emprunte à d’autres auteurs ayant avant lui étudié l’art du Paléolithique supérieur : « Les paléolithiques percevaient des animaux dans les reliefs des parois au fond des grottes et les complétaient par leurs dessins. » (Clottes, 2011 : 133.)

[22] Au contraire, « plus il contemple, moins il vit », affirmait Guy Debord (1992 : 31) à propos du spectateur aliéné dans nos sociétés marchandes contemporaines. La poésie selon Char est également une façon de refuser la marchandise selon Debord.

[23] « La Manne de Lola Abba » in Le Marteau sans maître, L’Action de la justice est éteinte. En 1983 (Char, 1983 : 25), Char inclura ce texte dans ses Œuvres complètes et il l’évoquera dans son entretien Sous ma casquette amarante (ibid. : 833-834).