Entretien avec Olivier SALAZER-FERRER sur le roman Les possessions transparentes

Louis-Thomas LEGUERRIER
Université de Montréal


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Louis-Thomas Leguerrier : Kierkegaard, dans La répétition, écrit : « Qui veut seulement espérer est un lâche ; qui veut seulement s’abandonner au ressouvenir est un voluptueux, mais qui veut la répétition est un homme et d’autant plus qu’il sait la proposer la plus énergiquement à ses efforts. [1] » Comment cette idée de la répétition est-elle mobilisée et transformée par votre roman, et en quoi permet-elle de lier celui-ci à la problématique du double ?

Olivier Salazar-Ferrer : Mon narrateur fait en quelque sorte des expériences, presque des variations musicales, sur le thème du retour, mais il ne s’agit pas seulement de retour géographiques, mais de retour dans le temps, dans un passé littéraire devenu mythique, par exemple celui des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, en essayant de revivre des moments qu’il a vécus et qu’il cherche à éclairer par la littérature. En un sens, la confusion entre sa mémoire littéraire et ses propres expériences représente des reprises métaphysiques. Par exemple, lorsqu’il évoque le voyage de Casanova entre Marseille et Aix-en-Provence et l’arrêt en pleine nuit au carrefour de la Croix d’or. De même à Chambéry, cette petite ville de montagne où il est victime d’une sorte de dédoublement entre son passé et le présent. Est-ce que notre expérience du temps n’est pas fondamentalement celle du retour ?

Kierkegaard lui, refuse le plaisir épicurien du ressouvenir à laquelle il oppose une reprise existentielle, un ressourcement qui ranime et recréé une expérience fondamentale, la rencontre avec Régine Olsen, qui se présente comme un défi religieux radical, celui de la foi. La reprise, chez Kierkegaard, est une question posée à Dieu. Mon narrateur, lui, appartient à une époque désenchantée, celle de l’errance urbaine où la foi ne joue aucun rôle. Sa passion du retour va se satisfaire par des rencontres emblématiques avec Clara et le poète Umberto Baldi, qui lui montre que la poésie est l’instrument du retour. L’essence du retour est dans la transfiguration du verbe poétique. Clara, elle, lui apporte une érotisation du visible qui est peut-être l’expérience décisive. D’autre part, les échecs successifs des retours, par exemple avec la relation avec Madame de Warens sont des échecs relatifs, car ils ne sont vécus que sous la forme d’images, d’échos mimétiques de la culture. Ce sont des idoles qui vont s’éteindre rapidement, mais qui posent la question d’une sorte de magie transcendantale de la littérature et de l’art en général qui forment nos perceptions, nos évaluations.

Lorsque ce narrateur affronte la question du retour, il se heurte immédiatement à la question de l’identité, donc à celle de ses doubles. Son identité flotte parce que je voulais qu’il incarne la question des limites de la réflexivité dans ce que l’on appelle l’herméneutique. J’ai horreur des personnages forts, et c’est pour cela que j’ai centré la perception sur un narrateur mythomane qui s’invente des biographies. Cela dit, le dernier chapitre montre une dérive légèrement inquiétante parce qu’il cherche à s’identifier à un autre personnage du roman, Umberto Baldi, sans que nous puissions savoir s’il s’agit d’un jeu ou d’une pulsion irrésistible. Je n’ai surtout pas voulu donner une interprétation définitive de ces glissements de l’identité. Mais dans mon esprit, ils sont la conséquence de la créativité du texte littéraire qui se déplie à l’infini pour produire des expressions dans le réel : par exemple Madame de Warrens, en tant que personnage textuel, se déplie dans des jeux de ressemblances, et il en va de même d’Ulysse ou de Casanova pour le narrateur qui se retrouve égaré dans le labyrinthe littéraire du réel.

Votre roman met en scène le voyage d’un professeur qui se rend à un colloque lors duquel il devra prononcer une conférence sur les écrivains voyageurs. La plus grande partie du roman se passe lors de l’aller et du retour en train, et le texte est sans cesse traversé de réflexions et d’aphorismes portant sur les problèmes philosophiques que présuppose le thème du voyage. Critiquant le chemin suivi par la philosophie occidentale depuis sa fondation, Emmanuel Levinas compare justement celle-ci à un voyage. En effet, il parle de « l’autonomie de la conscience se retrouvant elle-même à travers toutes ses aventures, retournant chez soi comme Ulysse qui, à travers toutes ses pérégrinations, ne va que vers son île natale. [2] » À cette conception du voyage comme retour à soi, ou encore comme récupération de l’autre au sein du même, le narrateur des Possessions transparentes semble opposer une autre conception, cristallisée dans l’expression « voyageur du divers ». Pouvez-vous nous parler de cette conception particulière du voyage, en précisant dans quelle mesure elle pourrait représenter un correctif à la conception critiquée par Lévinas ?

Après avoir publié Les Possessions transparentes, j’ai publié un ouvrage sur L’Usage du monde aux éditions infolio de Nicolas Bouvier où je développe justement des réflexions qui étaient latentes dans mon roman. J’ai aussi publié un article intitulé : « Phénoménologie du voyageur du divers » où je traite du sens du voyage chez Segalen, de Glissant et de Le Clézio. Que la philosophie soit un retour, ou une nostalgie secrète, c’est-à-dire la pensée douloureuse du retour, nostos algos, nous ne pouvons le penser que de façon très abstraite, car l’île d’Ithaque n’est plus pensée dans l’espace géographique et historico-mythique, mais comme autonomie de la conscience qui est un concept hérité du kantisme. Je ne crois pas beaucoup non plus à une nostalgie de l’être sur le mode heideggérien à laquelle nous aurions accès par un détour spéculatif d’une grande complexité. En réalité, Homère était conscient de l’existence d’un autre retour puisque chez les Phéaciens, lorsqu’il assiste au banquet, un aède aveugle qui est son double mimétique chante la guerre de Troie, et déclenche ses larmes d’émotion. C’est le retour par le chant, et par là même la littérature, une recherche archaïque du temps perdu. En réalité, l’éloignement avec nos sources d’identité provoque et nourrit des moments d’incandescence semblables au cours desquels notre identité sociale se dénude. C’est une ascèse. Un tremblement de terre. Nous passons du régime de l’appropriation, c’est-à-dire le mode ontologique et réflexif de l’avoir au mode réflexif de l’être. C’est là tout le sens de ce que Nicolas Bouvier appelle « l’humanisme nomade ».


Ulysse a tout perdu avant de recouvrer ses biens, contrairement à Job, au moyen de l’arc de justice qui est aussi l’arc d’Apollon, qui atteint sa cible par l’harmonie des contraires. Il perd ses compagnons, ses richesses et son bateau, le bien le plus précieux. Lorsque le retour s’accomplit, c’est la reconnaissance par son chien, Argos, ou par la vieille servante qui reconnaît une cicatrice d’enfant, qui nous ramènent à nouveau à sa fragilité, à la finitude du temps qui est passé. Camus n’a pas tort de souligner à la fin de L’homme révolté qu’Ulysse renonce à l’immortalité promise par Calypso pour accomplir un retour vers la finitude. Le sens du voyage, si nous suivons cette lecture, c’est l’humanisation du héros. Ce qui émeut profondément mon narrateur, c’est la coexistence de la vulnérabilité et de la force dans l’Odyssée. Dans mon roman, le narrateur affronte une multitude de figures du retour comme s’il effectuait un mouvement de spirale ascensionnelle. La spirale, qui effectue la synthèse du cercle et de la ligne, nous offre une figure plus adéquate pour penser le voyage. C’est un retour perpétuellement décalé qui nous fait surplomber d’un peu plus haut d’anciens lieux de passage. Cela dit, mon narrateur est également un philosophe, vous avez raison, qui est entré dans une auto-référentialité angoissée. Il doit parler du sens du voyage et il effectue un voyage. Il est sans cesse hanté par l’acte de vivre, et cependant ce dernier est sans cesse différé par les jeux baroques du concept qui l’éloignent de la pure présence au monde qu’il recherche au fond. Elle lui sera donnée par le vieux poète italien aveugle qui nommera en acte ce qu’il est en train de vivre dans le jardin des Charmettes recouvert par la neige de Jean-Jacques Rousseau. Mais pour cela, il faudra passer par une érotisation du verbe, ou plutôt de la source du verbe poétique qu’il va vivre en rencontrant le corps de Clara qui lui apparaît comme moulé autour de sa voix et de son regard comme source transcendantale de l’apparaître du monde. J’ai tenté de le faire accéder à l’immanence pure de ce regard jailli de ce corps de femme. Il ne s’agit donc nullement pour lui de revenir à une autonomie de la pensée, mais d’accéder à la pleine fraîcheur du monde, à sa naissance lumineuse.

La figure d’Ulysse occupe d’ailleurs une place importante dans votre roman. La scène de l’Odyssée dans laquelle Ulysse est reconnu par son chien lors de son retour à Ithaque est commentée par le narrateur à plusieurs reprises. En quoi cette figure et le cas précis de son retour à Ithaque permettent-ils de penser ce qui me semble être les deux concepts principaux de votre roman, à savoir la « reprise » et « le voyageur du divers ? »

Je crois que mon narrateur voyageur oscille en permanence entre deux expériences fondamentales : la reprise et la reconnaissance. D’une part, il y a la reprise au sens de Kierkegaard. La reprise, c’est une tragédie intime, c’est un ressourcement qui vivifie l’ancienne plénitude d’exister en une nouvelle plénitude. C’est tout à la fois l’affrontement de l’irréversible et de l’oubli, l’effacement et la renaissance qui reprend le grand thème de la vie, avec une orchestration différente. Naturellement, cette « reprise » qui traduit mieux que « répétition » le terme danois gjentagelse est un concept limite, impossible à expliquer, impossible à stabiliser par la pensée. Ce n’est pas la répétition par le ressouvenir, mais une réappropriation active et libre. Chez Kierkegaard, sous la plume ironique de Constantin Constantius, c’est une épreuve religieuse décisive, radicale, le point focal de toute son œuvre. Chez mon narrateur, dépourvu de religiosité, c’est un fil d’Ariane, une façon de vivre intimement une fidélité, le moyen de se retremper dans la vie jaillissante et de sortir du labyrinthe de la littérature. Kierkegaard a beau se tourner vers le miracle de la foi, il l’inscrit dans la polyphonie des pseudonymes littéraires, il se multiplie, se réfracte et se diffracte infiniment en eux ; il est une sorte d’illusionniste. Néanmoins, il y a peut-être un orgueil monstrueux chez Kierkegaard qui se multiplie dans la création littéraire. Le véritable secret de la reprise, c’est peut-être le dialogue amoureux entre l’être et le logos. Mais d’un autre côté, le narrateur est hanté par la reconnaissance, par la secrète ambiguïté sémantique de ce mot qui signifie à la fois une re-identification de l’autre et une gratitude envers l’autre. Lorsque je suis reconnaissant, je reconnais pleinement l’humanité de l’autre qui me lie à lui dans l’épaisseur du temps, en général son acte passé me lie librement à son futur. La reconnaissance des lieux qui me confronte au même et au différent me révèle quelque chose d’essentiel au temps. À cette altération familière qui m’affecte et me rend perpétuellement étranger chez moi, n’est-ce pas, dans ce pays que ma mémoire semble posséder pour toujours. Mais plus profondément, le narrateur va vivre une reconnaissance plus profonde, la gratitude envers l’existence de l’autre, envers la totalité de son acte d’exister. C’est ce que j’ai essayé d’exprimer dans la rencontre amoureuse avec Clara aux Charmettes. Le voyage, en nous défaisant, en nous déliant constamment de nos artifices, nous rend vulnérables et disponibles, pour ainsi dire, à ces moments de « présence plénière », pour utiliser l’expression de Kenneth White.

Le vieux philosophe que j’évoque à la page 33 est Paul Ricoeur, avec lequel j’avais discuté de cet épisode d’Ulysse lorsqu’il était en train d’écrire son livre Parcours de la reconnaissance. Nous avions longuement évoqué le passé, des colloques de jadis, à Cerisy et à Naples, et voilà que nous parlions de cette reconnaissance qui s’effectuait entre nous. Nous étions dans une vieille université écossaise, en plein hiver. Une tempête s’était levée et fouettait de pluie les fenêtres. Il était à sa façon un voyageur. Il était déjà très âgé, vacillant, avec des trous de mémoire et des brusques lumières de réminiscence, et m’est apparu semblable à Ulysse ayant effectué un parcours philosophique. C’est lui qui m’a fait remarquer que la reconnaissance se produit à la fin de l’Odyssée chez les êtres les plus humbles, le chien Argos et la vieille servante ; elle révèle le roi dans le mendiant, elle transcende les apparences qui ont été déformées par la déesse pour protéger Ulysse.

À quelques reprises dans le roman, les réflexions du narrateur sur le voyage sont l’occasion d’une critique de l’organisation institutionnelle du savoir. Par exemple, le narrateur dit : « Le voyage était devenu objet de science, dépiauté, analysé, classifié, dévoré par les vampires analytiques […] Je percevais parfois la culture moderne comme une immense pieuvre collée au réel, habile à se saisir de la moindre proie vivante pour en sucer la vie. [3] » Or il dit aussi : « Il y avait pourtant une façon de faire vivre une œuvre, de la charger de ses possibilités de sens, de l’illuminer de l’intérieur pour la faire advenir à sa fonction authentique qui est de créer de la vie. Parfois, dans les moments de grâce, c’est ce que je parvenais à suggérer à mes étudiants. » Pouvez-vous nous parler un peu plus de cette lecture des œuvres qui permettrait de les illuminer de l’intérieur ? La question de la possibilité d’une telle lecture se pose-t-elle dans votre propre pratique en tant que professeur de littérature ? Ou encore, pour le dire autrement, enseigner la littérature à l’université, n’est-ce pas être aux prises avec un éternel dédoublement, n’est-ce pas être sans cesse balancé entre la mise à mort des œuvres par leur nécessaire analyse et la résurrection de celles-ci par une nouvelle lecture capable de les illuminer de l’intérieur ?

Vous touchez là un point très vif. La littérature n’existe pas pour être un objet de connaissance scientifique, d’analyse, de rationalisation. Elle existe pour révéler quelque chose, pour offrir des formes de perception, de sensibilité, d’intelligence et de vie. Lorsqu’elle entre dans le champ critique, elle n’est plus qu’objet de connaissance, avec la jouissance mesquine qui l’accompagne de réduire l’inconnu au connu, l’irrationnel au rationnel, l’entrevision à la définition. Là encore, c’est un fantasme de pouvoir, de possession qui recouvre l’intérêt théorique ou théorétique. L’idéal de la littérature, c’est l’enfant qui vit sa lecture, émerveillé, et suspend la marche du monde autour de lui.
La rationalisation d’une œuvre détruit souvent son appréciation esthétique. Je ne crois pas qu’en vous apportant trois volumes sur la composition chimique de la peinture à l’huile et sur la fabrication des couleurs, puis sur l’histoire sociologique de la vente de leurs toiles, voire sur la physique des matériaux et les lois de l’optique, on puisse sensiblement améliorer la qualité de votre sensibilité aux œuvres de Modigliani ou de Zao Wou Ki. Par contre, la réduction de l’ineffable présence des œuvres à un discours organisé, à des valorisations sociales ou économiques qui supposent de l’objectivation nous apporte des jouissances de pouvoirs. C’est pour cela que j’ai opposé les possessions transparentes, invisibles à des possessions matérielles.

De même, la réflexivité, elle, neutralise la vie, tient à distance. Vous connaissez le fameux paradoxe du danseur ou du funambule qui se pensent en train de danser ou de marcher sur le fil, et tombent. C’est un paradoxe que Jankélévitch avait exploré avec une grande finesse. Le professeur est souvent obsédé par le pouvoir de son discours critique, par son évaluation institutionnelle, ses avantages sociaux et économiques, son salaire, sa promotion, sa réputation internationale, etc. Il est un être stratégique, n’est-ce pas ? Il doit expliquer, démontrer et conclure. Il doit faire peur. La complexité de ses références, la virtuosité linguistique, l’obscurité allusive de ses virtuosités conceptuelles, tout cela le voue à devenir un grand acteur. Les bondissements acrobatiques de discipline à discipline, les plongées vertigineuses vers les œuvres classiques et les rétablissements brusques vers la modernité évoquent souvent la technique sophistique. On vise le vertige de l’auditeur, on coupe le souffle, on crée du mystère avec des formules incantatoires et en convoquant des modèles formels abstrus. L’incompréhension de l’auditeur, nourrie de culpabilité, fait le reste. Ce qui m’a frappé, c’est l’approche de situations très nobles, d’expérience de vie très intenses traités par les écrivains ou les poètes, par des gens souvent déréalisés, obsédés par des soucis très mesquins, qui dépérissent et qui s’éloignent non seulement de la vie, mais également de la création. Fondamentalement, on vise à transmettre du pouvoir. Le pire qui puisse arriver à un professeur, c’est de nourrir en lui un ressentiment, voire une haine secrète pour la création qui s’est éteinte presque mécaniquement en lui.

Pour en avoir quelque aperçu, il suffit d’ouvrir une revue officielle de critique littéraire publiée, il y a un demi-siècle, par exemple. Les gloires du monde universitaire qui faisaient trembler les éditeurs sont devenues des fantômes poussiéreux et ridicules. Leurs livres fades et pompeux nous tombent des mains. Mon narrateur est confronté à cela. Dans mon roman, le verbe poétique véritable, c’est celui du poète Umberto Baldi qui déclenche une sorte de fureur parce qu’il n’est pas identifiable. Il déterritorialise comme le dirait Deleuze la perception de la poésie.

Cela dit, il existe certainement dans l’université des lectures de sympathie, lestées par une compréhension existentielle, des verbes inspirés. Mon ami Jean-Michel Palmier exerçait une fascination sur son auditoire par cette capacité à faire revivre une œuvre de l’intérieur. On pourrait citer Claude Vigée ou Antoine Reybaud, qui n’a presque rien publié parce que la parole consumait l’essentiel dans l’acte d’enseigner, qui était également extraordinaire. Mais ce genre d’enseignement maintient souvent de l’obscurité, de l’inachevé. Il exige une méditation rêveuse, une lente pénétration, voire une part d’irrationalité. Elles provoquent des ébranlements secrets de l’âme, des événements intérieurs. Elles modifient souvent des façons de vivre en créant une angoisse créatrice ou une situation de crise intérieure. Ce type d’enseignement qualitatif existe bien sûr aussi, mais il est rare. À vrai dire, il ne s’agit pas vraiment d’enseignement inscrit dans l’espace des pouvoirs, mais plutôt de partage, d’empathie. Ils déçoivent ceux qui attendent un pragmatisme, des outils, des compétences immédiatement transférables, ce que l’on attend aujourd’hui dans les universités soucieuses de rentabilité quantitative dans la grande compétition mondiale soumise à la classification de Shanghaï.

Plus largement, le fait que le roman raconte le voyage d’un professeur se rendant à un colloque universitaire – colloque duquel ledit professeur s’enfuira avant d’avoir prononcé la conférence pour laquelle il avait été invité – permet de concevoir ce roman, entre autres choses, comme une réflexion sur l’état de la vie intellectuelle au sein des institutions qui gèrent le savoir. En outre, les scènes décrivant le début du colloque, auquel le narrateur assiste avant d’opter pour la fuite, sont empreintes d’une ironie me laissant croire qu’un des buts du roman pourrait bien être de se moquer des rituels et des mises en scène du savoir institutionnalisé, ainsi que de la muséification de la littérature à laquelle ils conduisent trop souvent. À moins bien sûr que je sois simplement en train de projeter sur votre texte mes propres conflits non surmontés avec l’université !

Cette dimension parodique de mon roman, voire burlesque, existe bien. C’est pour cela que le narrateur affronte une soirée mondaine sur une péniche et assiste médusé à la médiatisation terrifiante du poète. Une spécialiste du coaching littéraire lui révèle comment fabriquer un profil littéraire sans jamais aborder la question de la poésie elle-même. Il faut notamment se coiffer d’une certaine façon, surveiller ses chaussures et son écharpe, etc. Bref, construire une image. À plusieurs reprises, les conversations de mes personnages portent sur différents types d’illusions, d’idoles, d’artifices, marionnettes ou illusionnistes tragiques. D’autres personnages sont terriblement faux. Cette vérité du faux est très importante pour moi. La vérité porte deux masques inséparables, l’un comique, et l’autre tragique. Cette comédie, ce jeu affolé, ces effets de manche, cette pantalonnade métaphysique de la conférence dont l’orateur s’est enfui représentent l’envers de ce qui se révèle dans le jardin des Charmettes sous la neige. Le narrateur fuit naturellement cet égypticisme dont parle Nietzsche, cette momification ou objectivation du texte, et de l’art en général. Il est confronté à ce que Georg Simmel appelait la tragédie de la culture. Mais au fond, sous cette comédie et ses jeux d’illusions, c’est le drame intime du doute qui se joue. D’un côté, des aspirations infinies, de l’autre des images finies. Le comique naît toujours d’un rapport insoluble du fini à l’infini. Mais ce rapport révèle notre humanité. Le faux révèle le vrai en créant une sorte d’absence douloureuse. Lorsque les éclairs d’intensité, les évidences apolliniennes sont masqués par des postures, par des contrefaçons, le comique apparaît. Ce sont des moments de prise de conscience.

Dans un passage du roman, le narrateur parle de ce qu’il appelle la « reprise » comme d’un attachement à ce qui est demeuré inaccompli. Selon la lecture que j’en fais, on pourrait parler ici d’un attachement au passé en tant qu’il est toujours ouvert, un attachement à ce qui dans le passé refuse d’être transformé en matériau d’élaboration du présent. Une telle conception, me semble-t-il, conduit à une vision de l’histoire différente de celle qui se fonde sur l’idée de progrès, une vision de l’histoire qui refuse de sacrifier le passé à l’avenir, une vision de l’histoire qui repose sur « une image du non advenu et de ce possible dont l’ivresse nous avaient été enlevée, enfants, au nom de la nécessité qui préside aux sinistres rôles qui nous avaient été dévolus dans le théâtre de l’existence. [4] » Selon vous, est-il possible de défendre une telle vision de l’histoire aujourd’hui ?

Les conceptions de l’Histoire en général me semblent toutes dangereuses. Le jugement sur la moindre valeur d’une chose est soumis à un perspectivisme extraordinaire. C’est une simple mise en relation. Alors, vous pensez bien que les impératifs axiologiques de l’histoire ne sont la plupart du temps que des instruments de domination. Ce concept hégélien, postromantique, que l’on appelle l’Histoire est un monstre affamé qui a dévoré bien des subjectivités, comme celle de Mandelstam. Le terrible secret du château de Barbe-Bleue, c’est que l’Histoire est sacrificielle. Le poète, lui, se tient dans l’acte de vivre. Le dire et le vivre se condensent en lui à la pointe du présent. Dans Fureur et mystère, René Char a un très bel aphorisme héraclitéen pour dire cela : « L’indifférence à l’histoire et le souci de la moisson sont les deux extrémités de mon arc. » Ce à quoi son ami Albert Camus a répondu en affirmant que « La véritable générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent ».

Pour répondre à l’autre face de votre question sur l’inaccompli, c’est toujours la question de l’acte qui est posée. L’acte achevé s’éteint. Au contraire, lorsque l’acte est inachevé, il transmet une énergie, une possibilité de reprise dont la puissance est liée à ce défaut d’être qui est le sien. Les êtres brisés qui n’ont pas accompli leur vie errent comme des fantômes magnétiques dans l’imaginaire collectif. D’une certaine façon, la reprise est une façon de penser le devenir de l’inaccompli. Mon narrateur interroge surtout des subjectivités et ce qui se joue en elles. Son voyage, d’une certaine façon devient une épreuve existentielle où la dimension de l’inachevé devient centrale. Vivre dans le temps, c’est vivre dans l’inachevé.

Il existe toute sorte de stratégies pour diminuer l’angoisse de l’inachevé, en particulier celle de la consommation qui nous offre un cycle fermé de jouissance. D’où la frénésie aveugle de la consommation, comme celle de la possession financière, juridique, matérielle, des inscriptions dans l’espace de notre identité juridique, des propriétés, la jouissance de la règle, etc., mais ces modes d’achèvement nous éloignent encore plus de l’achèvement authentique qui ne réside que dans la pleine jouissance érotique avec l’instant, et c’est pourquoi ils nourrissent la grande roue de la haine de soi, du ressentiment social et de la violence psychologique. Mon narrateur, lui tente de se maintenir dans la fragilité de ce mouvement, sans vouloir le pétrifier. Le dernier chapitre offre une reprise décisive, mystérieuse, par la musique de ce qui s’est passé entre Clara et lui. D’un certain point de vue, leur relation amoureuse est inachevée. D’un autre point de vue, elle s’est accomplie sans s’achever, notamment dans le dernier chapitre. Dans une existence, certains événements, certaines paroles, certains actes accomplissent des actes inaccomplis en reprenant leur thème, comme un orchestre reprend une mélodie jouée en solo par un instrument.

Dans un autre passage traitant de la « reprise », le narrateur dit : « la création était devenue une œuvre purement humaine, une reprise, oui, une reprise de la création divine [5] ». Lorsque je lis : « la création devenue une œuvre purement humaine », je ne peux m’empêcher de penser à l’élaboration de la tradition littéraire moderne comme transposition, en termes laïques, d’une logique qui appartenait autrefois à l’étude du texte sacré. S’il est possible de parler, au sujet de la création esthétique, d’une reprise de la création du monde par Dieu, serait-il aussi possible de penser la tradition littéraire moderne, ou plus largement l’Art en tant qu’institution moderne, comme une reprise de la Révélation chrétienne, ou encore, pour reprendre les termes du narrateur, comme un attachement à ce qui de cette Révélation est demeuré inaccompli ?

Dans mon roman, plusieurs personnages sont occupés à discuter de cette question, par exemple lorsqu’ils évoquent les hologrammes. Mon narrateur se déplace dans un labyrinthe herméneutique dont il ne parvient pas à sortir. En ce sens la création humaine de la littérature fabrique des mondes polymorphes et polyphoniques. Mais au fond, l’idée de création divine ne fascine pas mes personnages par sa puissance sacrée, ni par ses aspects absolus, tel que la création ex nihilo, mais plutôt par le fait qu’elle est continuée, qu’elle ne cesse pas de se produire. Le rapport en miroir entre la création divine et la création artistique dépendait étroitement d’une théologie médiévale. Il n’existe pas vraiment non plus un conflit entre l’œuvre artistique et l’œuvre divine où la première rectifierait la seconde. Cette rivalité a pu exister, au moins virtuellement, par exemple chez Balzac qui oppose à la Divine comédie de Dante une comédie humaine.
Cependant, dans Les Possessions transparentes, mon narrateur est fasciné par la création comme acte pur. Le créateur divin dans les monothéismes n’est pas un démiurge qui imiterait une forme, comme chez Platon. Il crée un monde singulier. La création est une singularité. Je veux dire par là que tout acte est une création unique, évanescente, une trace absolument singulière. C’est l’art qui accepte cette singularité. Nous réduisons rapidement cette singularité, il est vrai, par la reproduction mécanique. C’est pourquoi la création artistique est hantée aujourd’hui par cette singularité inaccessible et originelle. Car tout, la mémoire psychologique, les supports baroques de la culture, d’infinies figures de la répétition, des copies, des mimétismes, des doubles nous séduisent. Nous possédons des images électroniques, des idoles, des réitérations parfaites en haute définition. La culture s’offre comme une gigantesque folie de réitération. Nous avons l’obsession de refaire un itinéraire, goûter à nouveau, réécouter, revoir une œuvre, revivre les vertiges d’une rencontre ou l’étonnement primordial de l’enfance.

Mais créer, cela est un événement singulier qui échappe aux processus de standardisation, une forme de rupture et de résistance. Accéder au créé, de même, ce serait se joindre et épouser une singularité. C’est pourquoi la reprise n’est pas l’imitation, elle s’oppose à toute imitation, à toute idolâtrie. Toute création authentique se mesure à son degré de solitude.


Références

[1] Kierkegaard, La répétition, p.27.

[2] Levinas, Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 263.

[3] Salazar-Ferrer, Olivier, Les possessions transparentes, p.34-35.

[4] Ibid, p.113.

[5] Ibid, p.65.