Cet enfant-là

Daoud NAJM
Université McGill

RÉSUMÉ

Depuis le récit de deuil qu’est Philippe, le fils mort ponctue l’œuvre de Camille Laurens et fait signe à un réel dont la douleur ne peut être prise en charge par l’écriture qui, dès lors, se fait translation, cortège funèbre, comme s’il lui appartenait de différer le deuil plutôt que de le clore. La mère conjugue incessamment au futur l’ombre de son passé et engage à penser le retour du fils comme la relance d’un deuil toujours en devenir. Après avoir étudié les formes de ce retour, l’on s’attachera à montrer en quoi l’espace livresque incarne l’un des derniers bastions contemporains où il serait encore possible de faire advenir par les mots quelque chose du désastre de survivre au disparu.

ABSTRACT

Since the publication of Philippe, Camille Laurens’ work has incessantly drawn upon the presence of the dead son so as to bear witness to the inherent impossibility of appeasing the reality of this undeniable pain, which cannot be seized by the act of writing. By investing the crux of such an impossible scriptural endeavor, Laurens’ work nonetheless demonstrates the presence of the son through multiple tropes, which operate by relentlessly reviving him like an everlasting funeral procession. In doing so, the mother unites the future with the shadow of the past and questions the son’s return as a mourning process in progress. After examining the various forms of this return, we will strive to shed light on the idea of the book as one of the last remaining contemporary spaces wherein words allow for something to befall in the aftermath of surviving a loved one’s death.


Nous appelons notre avenir l’ombre de lui-même que notre passé projette devant nous.
Marcel Proust

S’il me fallait dire la signature particulière de Camille Laurens, distinguer son paraphe, j’élirais ces deux phrases glanées dans Quelques uns : « L’horizon était une ligne d’écriture. Les mots notre seul avenir » (Laurens 1999 : 11). Car l’avenir, titre de son cinquième roman, c’est, pourrait-on dire, ce qu’elle cherche sans relâche à faire advenir par les mots depuis la mort de son fils Philippe survenue le 7 février 1994 deux heures après sa naissance. « La vie continue, comme dit la sagesse populaire » (Laurens 2008 : 67), ironise Laurens dans Philippe, récit autobiographique publié moins d’un an après la mort de son fils. Contrairement au vieux poncif épinglé avec amertume, la vie semble s’être arrêtée chez elle, elle piaffe de douleur dans un présent infini. Désolation d’un temps révolu, accablement d’un futur qui n’aura pas lieu, la mort du fils ouvre une brèche au cœur du temps, celle d’un « possible » avorté où « tous les parents pleurent les mêmes larmes », où tous les parents ont « des souvenirs d’avenir » (Laurens 2008 : 68). Se remémorer une vie qui ne sera pas, un avenir déjà mort au moment où il s’écrit, voilà sans doute la mélancolie où s’abîme Laurens en mère inconsolée. Pourtant, ce qui insiste depuis Philippe, c’est le deuil projeté comme avenir. Je chercherai à dire cette insistance, le retour du fils, fil rouge d’un œuvre où le deuil se conçoit comme la relance du mort.

Dès son ouverture, Philippe laisse entendre une voix monocorde, un phrasé plat où, malgré l’ironie occasionnelle, l’on reconnaît l’atonie propre au sujet endeuillé. Méticuleux et terne, ce récit, qui n’est pas sans rappeler par certains aspects le rapport d’enquête (précisions des dates et des heures données, concision du style, etc.), se donne à lire comme la relation des événements ayant mené à la mort du fils. Puis, entrecoupant cette première voix, s’affirme une complainte lyrique et déchirante ; espoir fou du père qui, soulevant la paupière de Philippe, espère « qu’il vive, qu’il s’éveille, qu’il ressuscite ! » (Laurens 2008 : 16), apostrophe pathétique de la mère regrettant les soubresauts de l’enfant porté dans son ventre : « toujours tu répondais, Philippe, ô ma sentinelle ! » (Laurens 2008 : 43). Cette complainte que Laurens nomme élégie apparaîtra sous la forme d’un cri lancé par la mère. Puisque son silence lui fut reproché après la mort de Philippe, puisqu’elle fut implicitement accusée d’avoir tué son fils par son mutisme durant les douleurs de l’enfantement [1], Laurens est désormais résolue à « « vivre tout haut », risquer sa voix, être dans le cri » (Laurens 2008 : 79). Réparer le silence et l’iniquité en cherchant à s’armer de mots, croiser le « fer de la phrase » (Laurens 2008 : 79) afin de faire vivre le mort là où tous deux – mère et fils – se sont tus, voilà l’entreprise à laquelle s’attache Laurens depuis ce livre de deuil. C’est sur un ton poignant mêlant la désolation à la supplication, qu’elle en appelle au cri et aux pleurs et clôt son récit :

J’écris pour dire Je t’aime. Je cris parce que tu n’as pas crié, j’écris pour qu’on entende ce cri que tu n’as pas poussé en naissant – et pourquoi n’as-tu pas crié, Philippe, toi qui vivais si fort dans mes ténèbres ? J’écris pour desserrer cette douleur d’amour, je t’aime, Philippe, je t’aime, je crie pour que tu cries, j’écris pour que tu vives. Ci-gît Philippe Mézières. Ce qu’aucune réalité ne pourra jamais faire, les mots le peuvent. Philippe est mort, vive Philippe. Pleurez, vous qui lisez, pleurez : que vos larmes le tirent du néant (Laurens 2008 : 81).

Se refusant à départager le vivant du mort, Laurens se fait ventriloque, s’identifie à l’objet d’amour perdu, crie en lieu et place du fils afin d’habiter un temps d’avant la mort, un temps utopique qui n’a pas eu lieu, celui où auraient pu être versés les pleurs du nouveau-né qu’elle cherche à faire entendre. Comblant le silence, s’y substituant, le cri est dénégation de la mort, déni propre de l’endeuillée qui cherche à épouser la forme (les pleurs) de celui qu’elle a perdu. L’identification au fils est pourtant évacuée au dehors. Une fois adressé à Philippe, le cri est expulsé, lancé vers lui afin de produire l’impossible : que l’enfant demeure auprès des vivants, qu’il revienne à la vie (« je crie pour que tu cries, j’écris pour que tu vives »). L’adresse au fils donne ainsi à lire la désolation et le refus de la disparition (« et pourquoi n’as-tu pas crié, Philippe, toi qui vivais si fort dans mes ténèbres ? »). Qu’il soit identification ou projection, parole internalisée ou apostrophe désespérée, le cri résiste à la mort du fils en faisant du livre-tombeau (« ci-gît Philippe Mézières ») le lieu d’une résurrection. Vers la fin de l’extrait précité, là où, entre le dedans et le dehors, la vie et la mort, la douleur devient cet espace de l’intenable, l’adresse aux lecteurs transporte le cri maternel devenu supplique.

L’impératif de l’appel métamorphose le lectorat en autant de pleureuses se lamentant sur la sépulture (le livre) où gît le fils et engage à penser l’apostrophe comme transfert d’une douleur. L’écriture n’est pas réparation, elle est plainte, complainte adressée à autrui. Le transport du malheur, l’affect pathétique offert en partage ferait advenir dans l’acte de lecture ce qui n’a pas eu lieu dans la vie : toutes les larmes à venir, les pleurs de l’avenir qui tireront Philippe du néant. Que le fils soit « couché dans les mots » (Laurens 2004 : 29), que le livre forme le cénotaphe de l’absent, le tombeau demeure pourtant ouvert. Appelant de ses vœux la résurrection du fils, proclamant « Philippe est mort, vive Philippe », la mère fait sienne la célèbre formule « Le roi est mort vive le roi », convertit la chair morte en mots vivants et invite, par le même geste, à penser le livre et la lecture comme seules sépultures possibles où le mort puisse survivre dans l’avenir ; puisque, faut-il le répéter, « ce qu’aucune réalité ne pourra jamais faire, les mots le peuvent ». Relayés par les futures larmes du lecteur, les mots produiront dans la vie ce qui n’aurait pas eu lieu sans le livre. Comme le confie Hervé Guibert dans son journal, il y a dans l’écriture : « un fantasme d’insémination, d’enfantement : mettre vingt ans après sa mort, un siècle après sa mort, un fantasme d’écriture dans un corps étranger » (Guibert 2003 :166). Ce n’est pas tant l’idée de l’écriture, que celle du fantasme que l’on retiendra ici, l’imaginaire se dérobant au réel par ce souhait de résurrection confié au lecteur. Le deuil se projette ainsi comme imagination d’un avenir – les futures larmes versées sur Philippe tant que le livre existera – qui, à n’en pas douter, console la mère de l’oubli des jours [2]. Si le lecteur consent aux larmes, c’est le rapatriement de la douleur dans la vie, le retour du mort dans le monde duquel il fut expulsé quelques heures après sa mort, un mouvement où la vie renaît par l’entremise de l’affect du lecteur, de ses pleurs. La complainte de Laurens a donc ceci de particulier qu’elle ne se cantonne pas au livre qui en serait la forme élue, la trace ultime, elle en déborde par ce désir de verser dans le monde, encore et toujours, cette douleur intarissable. Par les larmes sollicitées, par une lecture recommencée, l’écriture du fils est cet éternel devenir du deuil où le récit provoque la compassion renouvelée de l’autre plutôt qu’il ne cherche à dire une douleur impossible à partager.

*
Après avoir publié ce récit autobiographique, Laurens renoncera à la fiction « pure », au roman dit « traditionnel », à la troisième personne du singulier. Depuis Philippe, il lui est difficile de tisser une intrigue sans y immiscer le fils mort, impossible de s’adonner à une forme d’écriture d’où s’absenterait un « je » intimement lié à ses biographèmes. Préférant l’appellation « écriture de soi » à celle « d’autofiction » qu’elle estime galvaudée, elle confie en entrevue que depuis la mort de son fils, elle écrit à partir du lieu du manque et s’attache à penser l’écriture comme sécrétion, excrétion où prime l’expérience du corps et le sentiment de la perte. Laurens ne cherche surtout pas à la combler, cette perte, mais à l’interpréter. Le texte ouvre donc un espace du manque, une béance où le fils ne sera pas enterré, mais bien exposé à la vue de tous.

Pourtant, dans L’avenir, premier roman publié à la suite de Philippe, on ne rencontre aucune mention du fils mort. C’est dans la préface à Quelques uns, là où Laurens raconte son amour des mots et interroge ce qui s’échange entre eux et la vie, qu’apparaît le fils pour la première fois depuis Philippe. De cette préface jusqu’à Romance nerveuse, dernier roman paru, le fils ponctue l’œuvre romanesque et se fait horizon d’attente, relance de l’écriture, car dans l’expérience du deuil se crée avec les mots le « pouvoir d’aider les hommes à vivre » (Laurens 1999 : 11). Ce n’est pas du soulagement que lui ont apporté les mots à la mort de son fils, confie Laurens, mais « une forme de secours que l’on pourrait appeler de la confiance » (Laurens 1999 : 11). La langue a « agit » par rapport à la mort de Philippe, continue-t-elle : « Non pas le temps, dont tous les deuils attendent qu’il remplisse son office […], mais la langue, ou, si l’on veut, le temps à l’œuvre dans la langue » (Laurens 1999 : 12). Quel est le propre de cette langue qui comprime le temps, le somme de s’arrêter, qui « agit » pour reprendre le mot de Laurens, comme l’on dirait d’un fixatif photographique qu’il agit sur l’image afin de la préserver de l’effacement ? Comment ne pas entendre en écho à cet arrêt le refus, chez Roland Barthes [3], d’un travail temporel du deuil : « On dit que le deuil, par son travail progressif, efface lentement la douleur ; je ne pouvais, je ne puis le croire ; car, pour moi, le Temps élimine l’émotion de la perte […] » (Barthes 1980 : 118) ? Par deux fois, Barthes proteste ici contre l’idée freudienne [4] d’une convalescence de l’endeuillé dont les progrès permettraient un amenuisement de la douleur. C’est qu’au temps linéaire, aux jours qui défilent, l’auteur oppose le Temps – dont la majuscule à elle seule justifie la différence –, entité immuable où rien ne passe, où le moment présent stagne, où tous les âges se rencontrent. Ce temps, c’est celui de la langue que reconnaît Laurens et où elle se console. Si la vie continue, le temps s’est arrêté dans les mots où résiste le deuil d’un livre à l’autre.

Il faut toutefois rappeler que se déploie chez Laurens une conception duelle de l’écriture où à cette forme de secours qu’offrent les mots, s’oppose une visée nihiliste du langage. Il ne faut donc pas s’y tromper, Laurens est loin de prêcher les vertus thérapeutiques de la littérature. Qu’elle permette de « ne pas mourir de douleur » (Laurens 1999 : 11), la langue ne soignera pas la douleur de vivre, le deuil porté, car « tous les mots sont secs », tous « restent au bord des larmes [5] » (Laurens 2008 : 21). Le deuil se bute à l’inutilité des mots puisqu’écrire : « ne ramène pas l’amour, ni l’âme », « ne mène à rien », (Laurens, 2006 : 36). Or si les mots sont inutiles, s’il n’y a pas « de sens à faire son deuil du deuil » (Deguy 1995 : ouvrage non paginé), les mots étant impuissants à signifier la mort du fils, à quoi bon les tracer ? Comment les mots peuvent-ils être, tout à la fois, sujet de confiance et de méfiance ? Cette palinodie de l’écriture et de ses pouvoirs serait-elle propre au récit de deuil ? À en croire Philippe Forest, la littérature :

[…] consiste très exactement en cette tentative fatalement vaine et aporétique conduite afin que le langage n’abdique pas tout à fait devant le néant auquel il s’oppose et qui lui échappe. Non pas pour dire le « rien » de la mort – car de celui-ci […] il n’y a rien à dire […]. Mais bien pour témoigner, en dépit de tout, de ce « rien » – un tel témoignage exigeant le protocole paradoxal propre à la littérature qui, seule, se propose de dire et de taire à la fois (Forest 2010 : 115).

Ce « rien à dire », ultime recours de la parole endeuillée chez Barthes [6], définit ici ce que serait la littérature [7], une parole porteuse d’un secret, un témoignage que les mots tour à tour voilent et dévoilent. Le témoignage du deuil, continue Forest, ce secret qui cherche à se dire, peut trouver refuge dans une œuvre unique du moment où s’y inscrit ce double mouvement où les mots sont à la fois secours et condamnation (l’auteur donne, entre autres exemples, le Tombeau d’Anatole de Mallarmé dont le caractère inachevé produit ce « protocole paradoxal propre à la littérature » (Forest 2010 : 115) dont il est question). Ce témoignage peut également naître dans le mouvement même d’un projet littéraire de la reprise, ajoute l’essayiste, où achoppe la maîtrise de la charge traumatique d’un passé toujours relancé comme avenir, toujours réécrit et à jamais condamné à « la faillite essentielle à laquelle il se sait et se veut voué » (Forest 2010 : 119). C’est ce projet de la reprise que l’on perçoit chez Laurens. Reprenant infiniment un labeur impossible, son œuvre se fera translation – il faut entendre par ce mot à la fois le déplacement et le cortège funèbre – une marche incessante dont le point de mire demeure l’insistance du retour du fils mort. L’écriture serait ici de l’ordre de la pulsion, c’est-à-dire, littéralement, de la pulsio, de la poussée. En ce sens, le retour de Philippe témoigne d’un mouvement vers l’avant qui garde en suspens le deuil, car il a pour point de fuite son indicible même.

Dans l’œuvre qui suivra le premier livre de deuil, ce mouvement prendra la forme d’une reconnaissance. Loin d’être une simple représentation mentale des traces du passé, l’évocation d’un souvenir ou encore la nostalgie d’un temps qui n’a pas eu lieu, cette reconnaissance se fait sous le mode de la désignation et se manifeste, déjà dans Philippe, où la mère nomme le fils avant qu’il ne s’éteigne :

La sage-femme penchée sur moi, tout contre mon visage, dans la salle d’accouchement, me demandant de « donner un prénom » à l’enfant. Et jamais je n’ai senti d’aussi près la course contre la mort, contre la montre, la rivalité de la mort et du mot, et qu’il fallait absolument, de toute urgence, le « déclarer », le dire, le désigner, pour qu’il existe.

Et je cherchais désespérément un prénom dans ma tête – « vous saviez que c’était un garçon ? – disait-elle, je répondais oui, oui je le savais. « Alors, comment pensiez-vous l’appeler ? » Et je cherchais toujours un autre prénom, pas celui-là, un autre, le nom d’un autre enfant – car comment ce prénom-là pouvait-il être celui d’un mort ? – cherchant toujours, secouant la tête, me dégageant de cette emprise, le retenant, le protégeant de tout mon corps, puis, à la fin, le lâchant, acceptant, consentant à ce que ce soit ce nom-là, cet enfant-là, acceptant que ce soit lui Philippe, cet enfant-là qui mourait hors de mon ventre. Le reconnaissant (Laurens 2008 : 45).

Je m’attarderai à ce mot de reconnaissant souligné par Laurens qui marque la renaissance de Philippe, bien qu’il soit à première vue défaite écartant le vivant du mort. Il s’agit là d’une reconnaissance d’enfant, d’un acte formel par lequel une personne reconnaît être le père ou la mère d’un bambin. La mère accepte, consent, « déclare », comme le souligne Laurens : c’est lui, c’est bien son enfant. Par le baptême du nom, elle se résigne à renvoyer Philippe chez les morts, à accepter que ce soit lui, Philippe, ce fils qui va mourir, mais qu’elle espérait voir grandir auprès d’elle. La reconnaissance est ici acceptation, résignation à un sort.

Néanmoins, le nom confère une identité, sauve le fils de l’anonymat, des limbes où errent éternellement les mort-nés et affirme la venue au monde d’un être irremplaçable. C’est pour la mère une façon de se refuser à croire que l’enfant puisse être substituable, que Philippe ne soit pas celui qu’elle vient de perdre, qu’il lui serait possible de baptiser de ce nom un enfant à venir. Prenant de vitesse le temps de la mort, la mère offre à Philippe la sépulture d’un nom pour affirmer une existence, aussi courte fut-elle. Si elle est amère, si elle ironise au sujet du souvenir, « belle utopie blessée des cimetières et des gens qui aiment » (Laurens 2006 : 47), il n’en demeure pas moins que Laurens reconnaît son fils pour le sauver de l’oubli. Par la mention renouvelée de son prénom, la mère résiste à sa disparition et marque, par là même, l’abîme qui sépare le réel du romanesque :

Avant, oui, tu pouvais, tu savais faire, et même choisir des noms avec soin, des noms qui fassent sens dans le roman, des noms intelligents porteurs d’un secret, d’un clin d’œil ou d’un rire – avant oui, mais plus maintenant, maintenant tu ne peux plus jouer avec les noms, tu n’y arrives plus. C’est depuis Philippe, depuis qu’il est couché dans les mots comme il l’est dans la terre, tu ne peux plus (Laurens 2004 : 29).

Instance imparable du réel, la mort du fils récuse le ludisme, détrône le romanesque, rend impossible l’invention onomastique. Le nom propre ne s’offre pas ici « à une exploration, à un déchiffrement » (Barthes 2002 : 69), comme le prétendait Barthes à propos de La Recherche, mais demeure de l’ordre de l’intouchable. La réapparition du fils chez Laurens pointe vers un réel qui résiste à l’invention romanesque au sein de la fiction. C’est sans doute la règle de l’unique, celle qui fait entrevoir l’incomparable de l’objet d’amour perdu depuis l’absence dont Laurens porte le poids d’un livre à l’autre et qu’elle semble défendre coûte que coûte. Le fils est irremplaçable et la mère n’aura de cesse de le rappeler : « Je ne veux pas d’un autre. Je veux LE MÊME. Je veux LUI » (Laurens 2007 : 29).

Lorsqu’il s’agit de faire réapparaître Philippe, par un recours répétitif aux usages démonstratifs de la langue – dans le long passage où la mère baptise l’enfant avant sa mort, l’on a pu déjà remarquer l’utilisation de l’adverbe « là » (« consentant à ce que ce soit ce nom-, cet enfant-, acceptant que ce soit lui Philippe, cet enfant- qui mourait hors de mon ventre […] [8] ») –, Laurens ne cherche pas à décliner la mort sur tous les tons et tous les temps, mais à dire l’ipséité d’un être dont le retour se fait toujours sous le mode du « même » dans une sorte de présent continuel. Reconnaître Philippe, c’est le désigner « maintenant » afin de le faire exister, de lui offrir une place qu’il n’a plus parmi les vivants. « C’est pour que vous compreniez, insiste-t-elle plus d’une fois, elle a deux filles qu’elle aime passionnément. Mais cet enfant-là, celui qui manque et manquera toujours à tous les bras, c’est le sien aussi. Elle a un fils. C’est lui » (Laurens 2000 : 208). Les mots pointent du doigt l’absent, comme s’il appartenait à la mère aruspice, scrutant les entrailles du texte, de faire surgir l’image du fils afin de reconnaître celui que les autres ne voient pas. L’écriture se conçoit donc ici comme un faire voir et non comme un vouloir dire, fait signe à l’image de Philippe, dirige le regard du lecteur vers celui qui manque, oblige à regarder l’absent. Dans l’un de ses premiers articles, Barthes avance l’idée selon laquelle « le mot écrit peut très bien avoir un pouvoir d’efficience, indépendant de son pouvoir de communication comme l’attestent tant d’actes magiques […] » (Barthes 1951 : 134). Ce pouvoir du « démonstratif » chez Laurens résiderait avant tout dans le geste de faire apparaître le fils là où il n’est plus, de le faire briller là où, au cœur de la fiction, il se manifeste pour dire l’impossible oubli, l’éternel présence du deuil, ce « réel » qui ruine toute tentative romanesque. Le fils est à la mère ce que l’icône est au croyant : un réel extatique, une image « pleine » qui se dérobe à l’interprétation pour montrer encore et toujours la vérité d’un être-là.

La reconnaissance, c’est aussi une connaissance mutuelle que cherche à dire Laurens depuis la mort de Philippe. « Connaître quelqu’un, s’interroge-t-elle, n’est-ce pas une façon de co-naître, de naître avec lui, de naître à lui et à soi-même ? » (Laurens 2008 :143). La reconnaissance, ce serait cela aussi, un tandem renouvelé de la naissance avec le fils. Suivant cette idée, il y aurait donc chez Laurens, dans l’insistance du nom répété, dans la relance de la douleur insurmontable de la perte, un désir de naître avec le fils dans sa mort. Si « la naissance n’est rien si elle n’est également reconnaissance » (Forest 2007 : 151), cette co-naissance renouvelée dans la mort expliquerait sans doute le retour du fils dans l’œuvre de Laurens depuis bientôt 15 ans. Ce qu’elle nous dit également, c’est l’attachement à une forme d’écriture où l’usage de la troisième personne du singulier est devenu impossible. Laurens naît à la mort de son fils en écrivant « je », en lui écrivant au « je », en engageant sa propre mort dans le corps du texte. Comme elle le dit si bien « je est le pronom de l’intimité, il n’a sa place que dans les lettres d’amour ». Ce serait une façon de lire ses livres depuis Philippe, comme une longue lettre d’amour adressée au fils, une lettre réécrite infiniment.

*
À travers cette pratique scripturale réitérative où le deuil porté lutte avec le langage pour dire la douleur de vivre, l’œuvre de Laurens ne souligne-t-elle pas également à sa manière l’inaptitude contemporaine au malheur, l’incapacité que nous avons aujourd’hui à pleurer nos morts ? Par la réapparition du fils mort, c’est la honte et l’embarras ressentis à la moindre mention de Philippe dans son entourage qu’avoue Laurens dans plus d’un livre. Dans Romance nerveuse, Georges l’éditeur (alias Paul Otchakovsky-Laurens), fait remarquer à la narratrice à propos de son fils : « ça commence à faire longtemps Philippe » (Laurens 2010 : 22). « Liquidation du deuil », « enterrement du livre » (Laurens 2010 : 22), la mère interroge ces termes pour dire l’affront de la phrase adressée par l’éditeur. Ainsi a-t-on l’impression que si le fils insiste dans l’œuvre de Laurens c’est en tant que lieu de résistance d’un chagrin qui n’a plus sa place ailleurs. Si Laurens confesse ne plus parler de Philippe, il n’est pas exagéré d’avouer qu’il en va de même du mutisme qui accompagne nos morts dans la mesure où il nous faut aujourd’hui admettre une dégradation progressive des rapports que nous entretenons avec les rituels de deuil en Occident.

Que les enfants morts soient davantage pleurés aujourd’hui qu’il y a de cela quelques siècles (l’exemple canonique demeure Montaigne qui aurait avoué ne plus savoir combien d’enfants il perdit à la naissance), nul doute qu’une fois enterrés, l’on s’attend à ce qu’il n’en soit plus question. Bien sûr, il serait possible de rétorquer que les universaux du deuil sont les mêmes à toutes les époques, que la perte d’un enfant peut être tout aussi déchirante au 17e ou au 21e siècle et ce ne serait pas mentir que de l’affirmer (c’est là l’argument de Forest dans Tous les enfants sauf un). Pourtant, ce qui d’une époque à l’autre se modifie et se remodèle, ce sont les manifestations de ces universaux. Tout comme les larmes qui, en l’espace de deux cent ans, n’ont pratiquement plus cours que dans le roman et à la télévision, la mort aujourd’hui a en grande partie été reléguée à des espaces périphériques [9].

En effet, à en croire les Essais sur l’histoire de la mort en Occident de Philippe Ariès, la mort aurait peu à peu désertée la vie quotidienne et la sphère privée à partir du 19e siècle et serait devenue aujourd’hui cette innommable réalité que l’on relègue dans les hôpitaux (entre autres endroits), loin de nos maisons. Camouflée, interdite, codifiée par un arsenal éthique dont la médecine législative se fait le porte-étendard, la mort est cette « chose » que l’on n’ose plus nommer. Parallèlement, la psychologie contemporaine a transformé l’expérience du deuil en une épreuve au cours de laquelle l’endeuillé doit « passer » à travers des étapes définies qui lui permettront de « guérir » de la mort d’autrui et de vivre « sans y penser ». À l’heure actuelle des « life time celebration », où le mourant prévoit la fête qu’on lui fera, les modalités du deuil, appelons-les ainsi, n’appartiennent plus aux survivants, à ceux qui restent, mais elles sont dictées, anticipées par ceux qui s’en vont.

Cela étant dit, il serait sans doute possible d’imaginer le récit de deuil comme un lieu contemporain qui accueillerait en son sein une parole bâillonnée, interdite par la doxa. Héritier des genres de l’élégie et de l’oraison funèbre, le récit de deuil serait l’un des derniers bastions qui tente de faire advenir par les mots quelque chose du désastre de survivre au disparu. À lire une certaine littérature contemporaine où se trouve inscrite l’expérience du deuil, l’on constate que ce qui fleurissait jadis dans le cercle restreint des intimes (amis, cercle familial immédiat et élargi, etc.) et ce qui est aujourd’hui tu (dans les mêmes cercles), trouve refuge dans un témoignage qui, lyrique ou sobre, déploie une gamme d’affects intrinsèquement liée à la parole du survivant. Reliquat de la mort, le livre comme lieu de la purge contemporaine du deuil serait une forme de résistance où le vivant insiste auprès du mort afin de répéter ce qu’ailleurs on lui interdit : le regret de ce qui a été, de ce qui n’est plus. C’est cette résistance que l’on peut lire chez Laurens. C’est cette survie, vie de la mort, vie par delà la mort, par delà les mots, que l’on a tenté d’éclairer.

Car le retour du fils a pour unique motif, pour seule explication, cette chose qui, s’entêtant envers et contre tous, persiste et signe : la primauté de la vie sur l’écriture, celle de la chair sur les mots. S’il s’agit d’écrire à partir du lieu de la perte, de tenter de donner une forme à l’informe qu’est le deuil du fils, ce sera toujours dans le but d’avouer la souveraineté d’une douleur insurmontable. S’appropriant la parole sartrienne qui érige la vie au-dessus de l’œuvre d’art [10], Forest écrit de sa fille Pauline morte d’un cancer à l’âge de quatre ans ce qui, chez Laurens, se lit avec insistance depuis la mort de Philippe : « Pour ma part, entre l’enfant et le livre, si le choix m’avait été laissé, j’aurais voulu pouvoir garder l’enfant » (Forest 2007 : 74).


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  • ___, Ni toi ni moi, Paris, P.O.L, 2006.
  • ___, L’Amour, roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004 [2003].
  • ___, Dans ces bras-là, Paris, P.O.L, 2000.
  • ___, Quelques uns, Paris, P.O.L, 1999.
  • LEVESQUE, Nicolas, Le Deuil impossible nécessaire. Essai sur la perte, la trace et la culture, Québec, Nota bene, « Nouveaux Essais Spirale », 2005.
  • PONTALIS, J.B., « Mélancolie du langage », dans Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1999 [1988].

[1] « Si encore vous aviez crié ! […] C’est vrai, quoi : il y en a qui hurlent, d’autres qui n’ouvrent pas la bouche, alors on ne peut pas savoir… » (Laurens 2008 : 78).

[2] Une idée similaire traverse l’œuvre de Philippe Forest : « Il y a une beauté et une douceur, certainement, à se dire qu’avec vous, après vous, des dizaines de milliers de lecteurs pleurent à travers le monde l’agonie d’une enfant. Car que vaudrait un livre sec et sans larmes ? » (Forest 2007 : 160). Si l’auteur de L’Enfant éternel remarque toutefois que cette « douceur » ne changera rien à la mort de sa fille, on ne peut s’empêcher de penser que le retour de l’enfant, la reprise du récit du deuil chez Forest, tout comme chez Laurens, témoigne d’une écriture qui en appelle à une forme de résistance du deuil ; on s’y attardera dans la conclusion de ce texte.

[3] Lectrice aguerrie de Barthes, Laurens mentionne l’homme et ses écrits dans plusieurs de ses livres, plus particulièrement dans Cet absent-là où la réflexion autour de la photographie et des liens que cette icône entretient avec la mort et l’absence est puisée dans La Chambre claire.

[4] Dans ses premiers écrits, Freud insiste sur la part curative, voire cathartique, qu’engendre tout travail du deuil et évoque le rôle décisif qu’entraîne la substitution en tant que son corollaire positif, le sujet parvenant à « remplacer ses objets perdus par des objets nouveaux, si possible tout aussi précieux ou plus précieux » (Freud 1988 : 324). Le psychanalyste révisera ses positions tout au long de sa carrière. Dans une lettre à Ludwig Binswanger, il écrit au sujet de Sophie, sa fille décédée : « C’est aujourd’hui que ma défunte fille aurait eu trente-six ans […] On sait que le deuil aigu que cause une telle perte trouvera toujours une fin, mais qu’on restera inconsolable, sans trouver jamais un substitut. Tout ce qui prendra cette place, même en l’occupant entièrement, restera toujours quelque chose d’autre. Et, à vrai dire, c’est bien ainsi. C’est le seul moyen que nous avons de perpétuer un amour auquel nous ne voulons pas renoncer » (Freud 1966 : 421-422), cité par Lévesque 2005 : 76-77.

[5] Si ce sont les larmes des lecteurs qui tireront Philippe du néant, comme il a été dit précédemment, l’on s’aperçoit ici que les mots ne détiennent pas le même pouvoir.

[6] « […] rien à dire de la mort de qui j’aime le plus, rien à dire de sa photo, que je contemple sans jamais pouvoir l’approfondir, la transformer. La seule pensée que je puisse avoir, c’est qu’au bout de cette première mort, ma propre mort est inscrite ; entre les deux, plus rien, qu’attendre ; je n’ai d’autre ressource que cette ironie : parler du « rien à dire » » (Barthes 1980 : 145).

[7] On retrouve la même idée chez J.B. Pontalis pour qui « dans l’opération de langage même, est inscrite l’impossibilité de satisfaire son exigence. En se portant là où il défaille, le langage réalise son échec. Il est à la fois un deuil qui se fait et un deuil qui ne s’achève pas » (Pontalis 1999 : 252).

[8] Je souligne.

[9] « Au XVIIIe siècle naquit le mélodrame, forme de théâtre alliant texte et musique, où les larmes n’étaient point tabou : car on pleurait alors, dans les salons et à la tribune de l’Assemblée, hommes comme femmes, dans la vie privée comme dans l’espace public. Les pleurs prouvaient la sincérité, et la rétention des émotions était suspecte.
 En deux cents ans, le signe de la sensibilité est devenu marque de sensiblerie et l’individu moderne, s’il s’épanche au téléphone, dans des blogs ou sur Facebook, ne pleure plus en public. La tentation des larmes perdure cependant, mais une sorte d’effroi devant l’émotion brute nous a incités à la reléguer dans le roman ou le cinéma, où elle est programmée » (Fix 2011 : quatrième de couverture).

[10] « Au début des années 60, Jean-Paul Sartre a déclaré à une journaliste qu’il considérait qu’aucun de ses romans ne faisait le poids devant la mort d’un seul des enfants affamés d’Afrique. Cette phrase a beaucoup fait sourire certains des jeunes écrivains d’alors qui ont eu beau jeu de répondre que la littérature, justement, et elle seule, permettait de donner une valeur à la vie – fût-elle celle d’un enfant – et d’en apprécier le prix » (Forest 2007 : 74).